Scène du petit déjeuner

Oona Skari est partie avec son artiste de père sur les traces de son histoire familiale dans l’État du Montana aux États-Unis. Une virée mémorielle qui l’a menée à Butte, ex-ville florissante du début du XXe siècle, devenue citée endormie après la fermeture progressive des mines de cuivre et d’argent qui avaient fait sa splendeur. En texte et photos, elle nous conte une rencontre digne du septième art dans les coulisses de cette ville aux allures de décor de cinéma.

Oona Skari

La ville est déserte. La lumière du matin caresse les façades délavées par le temps. Les grands boulevards, ondoyants à perte de vue, sont vides. Seules quelques voitures tournent au coin de Broadway. Les cafés et restaurants sont fermés. Le soleil rase un côté de la rue, plongeant l’autre dans la pénombre. Nous quittons le Finlen Hotel, le grand hôtel de Butte aux allures new-yorkaises. Hôtel d’où Robert Frank fit une photo emblématique en 1955. Véritable théâtre ignoré, cette ville offre des décors aussi dantesques que grandioses. Nous déambulons au milieu de ces grandes avenues, transportés par les ombres et les bâtiments de brique rouges sur le déclin.

Il n’y a qu’un café ouvert dans l’ex deuxième ville la plus riche des États-Unis. Les trois marches qui mènent au sous-sol du Metals Bank abritent une grande pièce qui donne sur le trottoir. Cette taverne matinale est néanmoins très lumineuse. La disposition des fenêtres est telle que les rayons du soleil parviennent à embraser la salle, rendant le temps plus palpable. La pièce est séparée en deux par une estrade qui fait office de salle du haut. En bas, les grandes tables rondes, en haut les longues banquettes en simili cuir rouge. Le café est plein. Les conversations se superposent en un fond sonore calme et maîtrisé. Les appétits du matin sont semblables à ceux des oisillons qui attendent impatiemment leur repas. Les assiettes débordent de nourriture et sont envoyées à la chaîne. L’odeur des toasts et du bacon vient enrober nos corps encore endormis. Le café filtre coule à flots et se charge de réveiller cette humanité somnolente. Le contraste entre la rue déserte et le café bondé est saisissant.

Oona Skari

Le mur qui sépare les deux salles est percé au milieu laissant place à deux hommes et une rangée de tabourets. L’un, vêtu d’une grosse chemise à carreaux en flanelle et d’une casquette est un habitant de Butte, l’autre, arbore une veste noire d’une grande sobriété. Cet homme dont l’allure paraît étrangère à la ville n’est autre que Wim Wenders. La rencontre entre le cinéma et la réalité d’un décor théâtral qui s’ignore. Territoires fantômes à certains endroits, cette ville regorge de références cinématographiques et de personnages énigmatiques. Wenders va s’asseoir seul sur son tabouret.

Personne ne semble remarquer la présence du grand metteur en scène Allemand. Cette rencontre fortuite est étrange. Plus d’une trentaine d’années auparavant, mon père en plein travail photographique sur Berlin, le croisent dans les rues de la capitale alors qu’il tourne Les Ailes du Désir. Trente ans plus tard, en plein travail sur Butte, les voilà qui se croisent de nouveau. Butte et Berlin, villes d’obsession cinématographique et photographique pour deux hommes se croisant au travers de singulières coïncidences. Obsessions qui me furent transmises car Butte n’est pas un hasard. Parisienne d’origine, ma grand-mère est née à Butte. De retour dans les rues vides, la fripe où aime traîner mon père, est fermée. Pour Wenders, nous repasserons plus tard. Le soleil tape de plein fouet et transforme la lumière en un jet blanc, aveuglant et inintéressant d’un point de vue photographique.

Je me prends alors à rêver de grandes bagnoles et de déambulations Texanes, vêtue d’un pull rouge à l’image des façades qui m’entourent. Les voix qui filtrent, les bribes de conversations que nous attrapons au passage font le scénario. Les scènes se créent à la volée. Elles s’enchaînent. Le bruit du train qui passe, les moments en musique et ceux en silence. Une histoire entre un père et son enfant partis sur les traces du passé maternel. Paris Texas. De Paris à Butte. Sauf qu’à l’inverse de Hunter, ma route me ramènera en France. Ma mère, je la connais. Les personnages de Wenders sont instables. Leur sensibilité m’entoure et m’escorte au coin des rues. Les décors sont vivants. Je foule les sols du cinéma, tout en étant en dehors de ses codes. C’est bien dans la réalité des habitants de Butte que nous nous déplaçons. Protagonistes ou simples passants ?

À l’abri du soleil, je préfère l’écriture à l’image. Le lobby du Finlen est envahi par une soudaine foule sortie de nulle part. Ils étaient dix la veille. Ils sont plus d’une quarantaine aujourd’hui. Sautillant d’un bout à l’autre, ficelles et stylos autour du cou, calepin dans une main et portable dans l’autre. Loin d’être des architectes comme nous l’avions présumé, ils sont l’équipe de tournage de Wenders. Alors que nous parlons Français une femme nous passe devant et s’arrête : « Bonjour ». Les coïncidences se superposent. Cette artiste écrivain belge vivant à Los Angeles, accompagne son mari qui travaille sur le film. Dévoilant les dessous du tournage, elle nous apprend que la fripe et le café à l’odeur de bacon et de toasts grillés ont été spécialement ouverts pour l’équipe et son réalisateur. Dans la rue, nous croisons tous les protagonistes de la scène du café. Soudain la scène du petit-déjeuner prend une tout autre tournure.

Oona Skari

Pensant être les seuls à connaître Wim Wenders, nous étions soudain les acteurs d’une pièce dont nous ignorions l’existence. Faisant défiler les images mentales du café, nous prenons conscience que les « touristes » étaient en réalité les cameramans, les preneurs de son, les assistants. Alors qu’au petit matin nous pensions écrire le texte de la saynète qui se jouait devant nous, nous étions en réalité les acteurs secondaires de la scène du petit-déjeuner dirigée par Wenders lui-même. Seul l’homme assis à côté de Wenders n’avait aucune idée de ce qui se jouait. Ahuri, au milieu de cette foule d’inconnus, il ne cesse de se retourner et de s’agiter sur son siège. Sa tension est palpable. Il se lève plusieurs fois vérifier que sa commande ne tarde pas trop. Wenders, à côté, ne bouge pas. Le regard absorbé par sa tablette. Soudain, l’inconnu bondi de son siège et va s’asseoir à la grande table derrière Wenders. Seul avec son journal et son café, il se retrouve assis à côté d’un énorme ours en peluche. Alors que nous quittons le café, je me retourne et épie une dernière fois la salle commune à travers la fenêtre. Au premier plan, les tables rondes, au second et plus en hauteur, Wenders, et, dans le fond, l’inconnu qui me scrute, anxieux et inquisiteur.

Articles associés


Le vertige du sublime