Les meilleures montagnes du monde.

Chris Booth entraîne sa moitié d’orange dans son jardin des Alpes Australiennes. Des montagnes qui paraissent si lointaines pour nous autres nordiques qu’elles semblent surgies d’un autre monde. Un monde féerique où l’on skie entre les gommiers une poudreuse venue du pôle Sud et où l’on peut entendre des contes et légendes sur de froides abstractions.

Article publié dans le magazine australien Chillfactor en mai 2018.

Voilà deux ans que j’essaye de convaincre ma fiancée que l’Australie possède les meilleures montagnes du monde. Elle s’appelle Lene et elle est norvégienne. Comme tous ses congénères, elle a grandi sur des skis et n’est pas prête d’admettre que l’Australie possède les meilleures montagnes du monde.

Parfois, je glissais délicatement le propos dans la conversation. Du genre, “oh, oui, c’est intéressant. Tu savais que la plus haute montagne de Norvège fait la même altitude que la plus haute montagne d’Australie ?”

Parfois, je lui envoyais des textos, du style, “tu savais que la Norvège et l’Australie se disputent l’origine du premier ski club au monde ?”

Je laissais traîner des magazines de ski australiens dans notre maison d’Oslo. Je lui fis lire environ trois fois l’article The Roof of Australia (Le toit de l’Australie) publié dans le magazine Chillfactor de 2015. “Tu sais qu’à la maison, on peut skier des pentes raides de 600 mètres de dénivelé ? C’est équivalent aux dénivelés de Chamonix. Il faut juste savoir où aller.”

Chris Booth

Parfois, si l’on avait des invités, je profitais de la situation pour lancer le sujet, l’obligeant à écouter (les Norvégiens sont très polis avec les invités). “Vous ne connaissez sans doute pas ce petit bout de votre histoire, mais il y a une histoire commune aux Alpes norvégiennes et australiennes. Au milieu du XXe siècle, des dizaines d’ingénieurs norvégiens sont venus avec leurs familles pour construire les tunnels et les barrages du Snowy Hydro Scheme (complexe d’hydroélectricité et d’irrigation du sud-est de l’Australie entre 1949 et 1974, NDLR). Au départ, ils ne devaient rester que quelques années, mais ils ont trouvé le ski tellement formidable qu’ils sont restés.”

Pendant les jours de mauvais temps à Chamonix, Lene et moi partions skier dans les arbres : 1 000 mètres de dénivelés assez raides dans de la grosse poudreuse et accessibles depuis les remontées du Brévent ou de l’aiguille du Midi. “C’est comme de skier à la maison,” disais-je, une fois en bas, “sauf qu’ici il n’y a pas d’eucalyptus… Les arbres sont plus espacés à la maison.”

Là-haut en Norvège, on part souvent d’Oslo pour le week-end afin de rejoindre le nord-ouest et randonner dans la région de Télémark ou skier dans la station d’Hemsedal. Ces montagnes musculeuses et vallonnées me rappellent beaucoup les Alpes australiennes. Des sommets arides donnent sur de solides falaises rocailleuses, l’angle de pente s’accentue à mesure que l’on descend et les rochers épars sont autant de petites bosses pour glisser joyeusement à vitesse modérée. “J’adore cet endroit,” lui dirais-je, “c’est comme à la maison, sauf qu’ici, les montagnes sont plus petites et que nos stations n’ont pas 8 remontées mais 48.”

En dépit de tous mes efforts, je sentais que Lene n’était pas convaincue. Alors, l’hiver dernier, je lui ai offert le cadeau suprême : un séjour de ski en Australie. Pour qu’elle se fasse un peu les jambes et se prépare, on fit halte en Nouvelle-Zélande pour skier la partie ouest des Alpes du Sud. On prit un hélicoptère jusqu’au glacier de Franz-Joseph et on resta une semaine au refuge de Centennial afin de grimper et de skier les sommets qui s’étendent vers l’ouest entre le Mont Elie de Beaumont et le Mont Cook. Le voyage fut une réussite et, à la fin de la semaine, je sentis qu’elle était parée pour s’aventurer dans les meilleures montagnes du monde.

Chris Booth

On a traversé la rade jusqu’à Sydney et on a établi notre camp de base chez maman. Elle était très enthousiaste à l’idée que Lene découvre enfin les meilleures montagnes du monde et elle est derechef partie acheter un sac de crevettes. Papa nous prêta le vieux Landcruiser. “Les freins chauffent vite et elle a tendance à se déporter sur la droite, mais elle roule bien,” dit-il en me remettant sa collection de CD : surtout du Jim Morrison et les premiers Fleetwood Mac, mais aussi les bandes originales de Sister Act et d’Esprits rebelles. Il savait que si Lene partait découvrir les meilleures montagnes du monde, elle devait écouter cette sélection au cours des 5 heures de route. C’est un mec bien mon père.

D’après mes prévisions à long terme (7 mois), nous allions forcément trouver de la poudre. Et voilà que SNOWPOCALYPSE 2 (APOCALYPSEDENEIGE 2) était sur nous, déversant sur nos montagnes environ un mètre des plus beaux cristaux venus de l’Antarctique. J’expliquais alors à Lene qu’ici on ne parle pas de chutes de neige, mais d’évènements météos qui ont chacun leur nom.

Au cours de notre voyage vers le sud, je pris un moment pour expliquer à Lene le concept de The Froth (La Mousse). The Froth, lui dis-je, est un modèle psychique utilisé par les habitants pour faire face à l’absolue magnificence du ski australien. C’est une sorte de mélange entre un ensemble de valeurs et une méthode d’évaluation. Il s’accompagne d’une gestuelle qui comprend le shaka (dont je lui fis la démonstration) et le yiah, une expression qui s’apparente à yeeeaah. Je lui expliquais qu’il existe un personnage qu’on appelle The Froth Lord (le Seigneur de la Mousse). Un skieur solitaire qui incarne plus que quiconque l’esprit du Froth. Je lui dis que si on avait de la chance et qu’on se trouvait au bon endroit, on pourrait peut-être l’apercevoir.

Elle s’essaya à quelques yeeeaah avant que l’on s’arrête au Maccas de Goulburn pour commander des nuggets.

Chris Booth

À la nuit tombée, on rejoignit Thredbo. Une pluie latérale s’abattit sur les vitres tandis qu’on se garait devant l’Alpine Hotel. “Il tente de neiger,” dis-je, “peut-être que tu devrais mettre ta veste.”

Une fois dans l’hôtel, Lene remarqua une lampe suspendue dans l’atrium près de la cage d’escalier et me secoua l’épaule. “Regarde, une lampe artichaut dessinée par Poul Henningsen pour Louis Poulsen. Elle fut dessinée en 1958 pour le Pavillon Langelinie à Copenhague. Mon grand-père travaillait avec lui. Je crois que c’est un original.”

“Ouais, on est très culture par ici,” approuvais-je en hochant la tête, “tu sais qu’Henningsen a séjourné ici pour une conférence, apparemment il est resté plus longtemps à cause de la qualité du ski.”

Le lendemain, le village de Thredbo était immaculé. Lene s’est penchée à la fenêtre pour voir les drapeaux voler sous 50 nœuds de vent du sud, puis elle a regardé les misérables deux centimètres de neige étalés sur le sol et parue incertaine. “Je ne suis pas sûr qu’il y ait un mètre de neige par ici.”

“Ah, mais là-haut c’est un tout autre monde,”lui ai-je répondu, pointant le télésiège Kosciuszko Express qui disparaissait dans la pâleur d’un abysse tourbillonnant et chaotique. “Tu sais qu’avant, tout ceci était un glacier ?”

Reggae (le directeur de la rédaction du magazine Chillfactor) était tellement enthousiaste à l’idée que Lene skie les meilleures montagnes du monde, qu’il permit à ses enfants Joey et Arkie de faire l’école buissonnière afin de skier avec nous. On se retrouva donc avec Lene, Joey et Arkie au pied de Gunbarrel pour sauter dans la première remontée. Enfin, ce n’est pas tout à fait ça. On avait pris du retard avec notre café, puis Reg s’était mis à nous parler des aires de chaînages obligatoires, de la qualité du ski la veille dans les eucalyptus, de ce qu’en pensaient les sauterelles et ce genre de choses, mais on a sauté dans le télésiège juste après.

En apprenant que le Kosciuszko Express et le Cruiser Chair étaient temporairement fermés à cause du vent, j’ai pensé que l’on pourrait s’échapper de la foule et traverser en direction du couloir Stanley où la neige avait sans doute accroché.

Chris Booth

Au sommet, on s’est retrouvé en plein blizzard australien. De ceux-là qui font mal. Pour rejoindre l’entrée du Stanley entre Michael’s Mistake et le sommet de Cruiser Chair, on avança groupé tels des pingouins à reculons à travers le paysage meurtri. Le long d’une étendue désertique faite de glace et d’arêtes de sastrugi, on traça notre voie en plein vent, le visage fouetté et brûlé par les myriades d’infimes particules de moiteur chevauchante. Lene me regarda à travers sa capuche et me dit quelque chose.

“Quoi ?” hurlais-je à travers le vent, gesticulant en direction de mon oreille, “Je ne t’ai pas entendu.”

“On ne dirait pas qu’il y a un mètre de neige,” dit-elle.

“Il y a un mètre de neige,” répondis-je, “simplement, elle est disséminée à cause du vent.”

Joey et Arkie étaient déjà loin devant, alors on se traîna un peu plus vite.

On finit par atteindre un petit bosquet d’arbres qui marquent l’entrée du couloir Stanley. À l’abri des vents hurlants, se trouvait un petit paradis de poudreuse parcouru de ravines et de goulets, de vaguelettes et de lèvres manucurées avec soin. Mais nous n’étions pas les premiers. Une trace unique filait à travers la meilleure ligne et disparaissait dans les arbres. Je le reconnus instantanément. S’il y avait un endroit où trouver le Frost Lord originel, c’était ici. Je m’agitais, si nous trouvions le Frost Lord alors Lene pourrait le voir de ses propres yeux.

Chris Booth

On s’engagea dans le couloir les uns après les autres, projetant la merveilleuse poudreuse australienne tandis qu’on enchaînait les courbes en direction des arbres. Sans égard pour la traversée classique qui rejoint le télésiège, on continua à skier jusqu’au bas du couloir, 100 mètres plus bas.

Une fois au pied du couloir, nous étions couverts de neige. L’atmosphère était calme et paisible, rien à voir avec ce qui passait quelques centaines de mètres plus haut. Nous étions dans un autre monde, celui des Alpes australiennes où les eucalyptus ploient sous la neige, où le doux ruissellement d’un ruisseau agit comme un hydromassage sur les neurones filant à travers votre tête, où les antiques roches massives ont une présence rassurante. Nous avions échappé aux vents, échappés à la foule et, pour un moment, échappé à la réalité.

Lene regarda autour d’elle et absorba, en quelque sorte, le tout. Elle paraissait heureuse. Tout cela devait être si inattendu pour elle. Je veux dire, si vous ne savez pas où aller skier en Australie, vous pouvez sacrément vous faire chier. Mais dans le cas inverse, c’est épique. Je crois qu’elle comprenait. Je me suis demandé à quand remontait ma dernière émotion face à un endroit totalement nouveau.

Chris Booth

J’entamais la trace pour rejoindre la traversée classique et nous commencions à peine notre travail de force pour remonter la pente quand on entendit un bruyant yeeeaah !

On s’arrêta pour regarder au-dessus et apercevoir un gros nuage de poudre à bonne distance.

Puis un autre, cette fois plus bruyant et plus proche. Yeeeaah !

Les nuages de poudreuses explosaient les uns après les autres tandis qu’une ombre filait à travers les arbres et s’engageait dans la clairière droit sur nous.

L’ombre lâcha un dernier yeeeaahyipeeeah en balançant une énorme gerbe de poudreuse dans notre direction avant de s’arrêter à notre hauteur.

Le Frost Lord nous avait trouvé. Seul et tout habillé de noir avec une cagoule sur le visage, couvert de neige et avec une caméra fixée au bout d’un bâton. Le Frost Lord pétillait littéralement de mousse.

“Boothy ! Joey ! Arkie ! S’exclama le Frost Lord, “j’allais prendre la traversée quand j’ai vu vos traces, alors j’ai continué parce que c’était trop bon. Je peux me joindre à vous les gars ?”

“Bien sûr mon pote !” répondis-je tout en donnant l’accolade au Frost Lord. Je lui présentais Lene et lui dis qu’elle était Norvégienne et skiait pour la première fois en Australie.

“Wouaou, tu as de la chance de skier les meilleures montagnes du monde.”

“Oui, tu dois avoir raison,” dit-elle en riant, ne sachant sans doute pas trop à quelles montagnes il faisait référence.

Pour être honnête, je ne savais pas non plus de quelles montagnes il parlait. Mais elle ne l’a pas contredit et cela me suffisait amplement.

Longue vie au ski australien.

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