Suspendus entre deux pins et confortablement allongés dans nos hamacs, nous achevons tout doucement une nuit sous un tapis d’étoiles et de constellations. J’ai ouvert les yeux dans le silence de l’aube, un peu déçu d’avoir loupé le lever du soleil sur la Peña Montagnesa. La ruta 16 nous a bien fatigués la veille et nous avons puisé profondément dans nos réserves pour rentrer au camp sur nos vieux VTT. J’écoute le son régulier de la respiration de Layla, c’est l’heure où il vaut mieux que je ne m’approche pas d’elle.
Je fais quelques pas, étire un peu mon corps endormi et me soulage au milieu d’un jardin naturel de thym, romarin, lavande sauvage, cade… Et plein d’autres plantes méditerranéennes que je ne connais pas. L’astre de lumière suave va bientôt se changer en boule de feu. Dans un petit moment, il n’aura plus rien de sympathique ni de réconfortant. La température commence déjà à monter et, dans quelques heures, ce sera la définition de l’enfer sur terre pour la plupart d’entre nous. Mais si vous aimez la poussière, la rocaille, les buissons épineux, les pistes et les sentiers sans fin. Si les lieux désertiques, les villages fantômes ou simplement abandonnés dans une des régions les moins peuplées d’Europe vous attirent, alors cette partie du haut Aragon mérite que l’on s’y intéresse.
Une mouche vient bourdonner près de mon oreille au moment où je lance le mini réchaud surpuissant. Dans quelques minutes, l’eau sera chaude. C’est même plus rapide qu’à la maison. Je plonge un sachet de thé et écoute les guêpiers chanter. Layla s’est réveillée et elle les a repérés. C’est un de nos oiseaux préférés et cela faisait longtemps que nous n’avions pas eu le plaisir de les voir voler. Après un mois d’août en pleine surpopulation, nous avions besoin de solitude, de bivouac, de nature sauvage et de choses simples qui mènent à la paix intérieure.
Zone 0
Il y a quelques années au nord de l’Espagne, sur le flanc sud des Pyrénées, une poignée de passionnés a commencé à défricher et baliser des kilomètres de sentiers et de pistes pour en faire un magnifique territoire pour le vélo. Nous sommes partis quelques jours dans le Sobrarbe Centrale, pour parcourir ce sanctuaire des Pyrénées aragonaises. L’immensité sauvage de certains parcours, les paysages variés et les surprises qui vous attendent parfois au sommet d’une crête en font tout l’intérêt.
Un poulet pour deux et un hamac chacun
Layla s’est effondrée sur le tapis où l’on a pris l’habitude de partager nos repas. Son corps inanimé semble complètement vidé de toute énergie, le bras posé en travers du visage comme si elle en avait trop vu ou trop fait pour la journée. Je souris intérieurement en pensant qu’une semaine plus tôt, elle me confiait ne pas vraiment être passionnée par le vélo… J’essaie de rester actif, mais la fin de journée se fait sentir dans mes jambes et mon dos. Il est déjà tard pour des nomades qui vivent au rythme du soleil et je file dans un petit bar restaurant acheter un poulet à la broche. Le regard de la serveuse me fait tout à coup reprendre conscience de mon apparence. Les belles alvéoles de sel bien marquées sur mon t-shirt noir – fabriqué par une société qui a fait sa renommée en développant une membrane en Téflon – et la poussière des pistes qui imprègne chaque particule de fibres et obstrue les pores de ma peau témoignent effectivement d’une belle escapade, mais ne sont ni au goût du lieu ni du moment. Je paye mon gallinacé et file rejoindre mon âme sœur qui doit finir d’agoniser sur un parking à la sortie du village.
Nous n’avons pas mangé le poulet, nous l’avons dévoré. On l’a mis en pièces et déchiqueté avec nos dents et nos doigts pleins de graisse (surtout moi), nous amusant de nos instincts retrouvés. La bouche pleine, je repense aux mots de Churchill : « 5 repas, c’est ce qui sépare la civilisation de la barbarie. »
Peu de paroles échangées. On est sur la même longueur d’onde. Il existe d’autres formes de communications pour un couple. On se sourit. On se comprend et on répond de la même manière à des choses simples. La fatigue, la faim et tous les instincts primaires et vitaux. Je n’avais pas mangé un poulet aussi bon depuis des lustres.
Détour autour du lac.
Quand tu te lances sur un itinéraire avec un balisage GPS et que tu n’as pas de GPS mais une mauvaise carte et l’envie d’en découdre.
« Je savais que c’était un plan de merde !!! » Layla râle et je n’ai pas vraiment de contre argumentation. Alors, comme il m’arrive parfois, je la joue fourbe, m’excusant et lui proposant de laisser tomber et de faire demi-tour. Je sais pertinemment qu’elle refusera et qu’elle ira jusqu’au bout de tout ce truc qui, au premier abord, n’a pas vraiment de sens. De toute façon, j’ai merdé d’entrée en partant dans la mauvaise direction et en rajoutant une bonne heure au parcours initial de 70 kilomètres… On a été contraint de traverser des rivières boueuses formées par l’orage de la veille et subit l’attaque de taons très agressifs. Et pour compléter le tableau, je viens de me replanter au dernier croisement et je ne m’en aperçois qu’au sommet d’une montagne boisée que l’on vient de gravir par une piste assassine et sous une chaleur épouvantable. Layla ne dit plus rien et ce n’est pas bon signe. Puis, elle me lâche sur un ton sans appel, « bon je vais commencer à m’intéresser à l’orientation maintenant. », et m’arrache la pseudo-carte des mains.
On s’est arrêté en pleine fournaise, abandonnant nos montures au milieu de la piste pour cueillir et manger de grosses mûres gorgées de sucre et de soleil. On s’en emplit la bouche et nos doigts prennent une jolie couleur lie-de-vin. Plus tard dans la journée, c’est un figuier qui subira une attaque en règle. Au final, nous sommes arrivés bien après le crépuscule. De nombreuses crevaisons sont venues égailler la fin d’un très beau et très long parcours. Mais nous sommes rentrés dans l’Aïnsa toute fatigue envolée, nous tenant par la main et pédalant côte à côte après nous être tiré la bourre en admirant le coucher de soleil sur les Pyrénées.
Plus simple, plus léger, plus loin.
Les cheveux sales et les mollets pleins de cambouis, je regarde celle qui écoutait les Red Hot en boucle à l’âge de huit ans. Layla transpire pour remonter la piste caillouteuse qui louvoie dans une forêt de pins rabougris… En début de parcours, je me concentre sur mon rythme et la recherche du meilleur rapport. Petit plateau, moyen pignon. Les arbres se sont faits plus rares et ont laissé la place à une végétation épineuse qui élargit considérablement notre champ de vision. Les vautours commencent à enrouler les thermiques et matérialisent ainsi ces colonnes d’air chaux qui montent vers les cieux, scrutant la présence moins prosaïque d’une carcasse d’animal finissant de se décomposer dans ce paysage biblique. Les deux premières heures passent comme ça, puis on fait une pause sur les belles pierres du dolmen d’Almazorre. Un des nombreux témoignages de la culture mégalithique de cette sierra. En mangeant quelques fruits secs, j’essaie d’imaginer la vie de ces hommes du passé dont les fouilles ont révélé pour seuls indices des centaines de dents, quelques phalanges ainsi qu’un squelette incomplet.
Nous avons volontairement opté pour des circuits à l’écart de l’Aïnsa. Plus longs et moins ludiques, mais plus roulants, donc plus facile techniquement et plus dur physiquement, ils sont en général délaissés par les locaux comme par les étrangers qui cherchent plus d’adrénaline et de fun. Sur certains parcours, les chances de croiser quelqu’un sont maigres. L’isolement et l’engagement physique donnent toute leur saveur à ce voyage où nous traversons zones d’ennui, fatigue, énervement, joie profonde, surprise et découragement.
Ivres de lumière.
L’air qui commence à vibrer et le vent qui agite les trembles me replonge dans des souvenirs de lointains voyages plus cérébraux, plus visuel, mais tout aussi dangereux. Je contemple les ruines qui finissent de s’écrouler sous l’œil indifférent des percnoptères d’Égypte (Maria Blanca en Béarnais) et d’autres espèces de vautours. S’il existe une forme de sagesse quelque part en ce bas monde, les chemins que j’ai suivi dans ma vie, que ce soit sur un vélo, à ski ou dans ma tête, ne m’y ont toujours pas conduit et je doute sérieusement de pouvoir y accéder un jour. Mais au final, et même si je me répète, ce qui compte pour moi, c’est le voyage.
Bruno 11 septembre 2019
18 ans plus tard…