La route d’un autre automne

Bruno Compagnet et Layla Kerley partent souvent à l’aventure sur leurs vélos pas vraiment électriques. Des coups de pédales qui les amènent au contact des paysages (souvent sublimes), des gens (parfois rugueux) et du temps (toujours ambivalent), à la recherche d’un autre rythme, juste avant d’entrer dans la frénésie de l’hiver.

Cela faisait juste quelques jours que nous vivions dans une brume grise et déprimante. Les friches industrielles, les centres commerciaux, et les usines avaient soudain pris des allures sinistres que peinait à égailler la signalétique des enseignes lumineuses quand la nuit venait.  

Un monde crépusculaire où la présence massive de faisans d’élevage perdus dans les champs labourés entre deux zones urbaines et à l’avenir incertain me plongeait dans un état d’esprit et des réflexions que je préférais garder pour moi.  

L’autovia quatre voies était bien encombrée et je devais vraiment me concentrer sur la conduite pour survivre dans le trafic intense d’un départ en week-end. Depuis quelques kilomètres déjà on avait vraiment besoin d’un bon café, mais les aires de repos et les parkings des stations-services étaient pleins de personnes qui éprouvaient la même envie que nous. Le monde et les files d’attente devant les caisses nous poussaient à jeter notre dévolu sur une machine à café d’une station-service étonnamment calme. 

Nous avons repris la route en écoutant un podcast de Arte radio. Un jeune mec découpe l’actualité à coup de micro-trottoir et d’appels téléphonique à nos élus… des sujets aussi graves et chiants que le covid ou l’écologie y sont abordés de manière parfois très drôle, et on se marre avec Layla, on oublie la monotonie de l’autoroute et l’agressivité des SUV, puis au sortir d’un long tunnel le ciel redevient d’un bleu intense, et le soleil brille sur un paysage de collines boisées et de fermes éparses. Le moral remonte en flèche et Layla décide de s’occuper de la bande son. Nous avons passé Florence et la circulation s’est faite plus fluide. 

« tu sors à la prochaine, il reste une trentaine de bornes.. » 

Gaiole en Chianti, pays de l’éroica… et des distances approximatives selon Layla qui pour l’instant découvre avec plaisir le charme de ce petit village qui reçoit chaque année une des plus belles et des plus importantes manifestations cyclistes au monde. 

Je viens de finir de monter les roues des vélos et j’ai les mains sales mais ce détail ne me gêne pas, il fait beau et nous avons juste envie de rouler. On mangera bien ce soir, on a l’après-midi devant nous et je n’ai qu’une idée : faire redécouvrir la Toscane à Layla… 

 

Les premiers coups de pédales, le claquement métallique des roulements de la roue arrière, les vitesses qui craquent et le vent sur nos visages, la sensation de légèreté, de vitesse et de liberté. On a pris la route en direction de Sienna, les petites routes et même les strada bianca : les 25 kilomètres de distance vont vite se transformer en plus, en beaucoup plus même. Mais pour l’instant on s’en fout, la route ondule au milieu des vignes et des champs d’oliviers. Layla me dit qu’elle a l’impression de pédaler dans un tableau de Vincent Van Gogh et moi je m’enthousiasme devant une telle variété de couleurs. Les courbes de la route et celles du paysage s’entrelacent dans une dance harmonieuse de cultures et de nature. On appuie sur les pédales sans trop y penser, l’esprit se perd dans le paysage. Et nous finissons par nous perdre pour de bon, nous aussiOn arrive à Sienne assez tard, et on grimpe jusqu’à son centre historique en marchant vélos à la main au milieu d’une foule non masquée et bruyante. 

On se pose un moment au cœur de cette ville incroyable. Layla me parle du Palio de la Madonna di Provenzano, une folie équestre qui dates du moyen âge, où des chevaux lancés au grand galop autour de la piazza El campo font résonner les murs de briques et de pierres de mon imagination… Nous finissons nos verres, les aiguilles de la grosse horloge me rappellent que l’on doit revenir à Gaiole avant que la nuit tombe. Nous vivons le retour comme un contre la montre, le paysage n’a pas changé, il est même devenu encore plus vaste. Les panneaux et les distances occupent toutes nos pensées et nous avalons les kilomètres pour tenter d’échapper au déclin de la lumière. Prendre un maximum de vitesse dans les descentes grand plateau petit pignon et conserver l’élan le plus longtemps possible sur les montées qui succèdent immanquablement dans ce pays tout en creux et en bosses. Cela marche plutôt bien et les kilomètres défilent plus vite maintenant que la fatigue et la vitesse mènent la danse et donnent le rythme. 

On arrive à la nuit, Gaiole s’anime un peu le samedi soir, les gens sont déjà à l’apéro. Nous nous changeons rapidement et partons-nous aussi descendre quelques verres de Chianti et dévorer un plat de tagliatelles aux truffes. 

Des kilomètres en plus / Des ennuis en moins 

Nous nous sommes réveillés au bord d’une petite rivière, sous une forêt d’acacias aux feuilles d’or en cette saison. J’ai étiré mon vieux corps et je suis sorti de la voiture me soulager en écoutant les oiseaux. La rumeur de l’eau créait un univers sonore plaisant. Puis j’ai pensé au café. 

J’appuie de tout le poids de mon corps en alternance sur chaque pédale en essayant d’ignorer les signaux de détresse que m’envoient mes jambes et mon cardio… Je pense aussi à Layla qui s’amuse derrière moi dans la poussière de cette montée assassine et que j’ai contraint depuis pas mal d’années maintenant à rouler sur des trash bikes. Mais j’aime ce côté rugueux de la pratique et la simplicité, le dépouillement, l’idée de pouvoir faire moimême tout l’entretien sur mes vélos. Ce sont des mécaniques simples et robustes, fiables et qui ne coûte pratiquement rien… Et c’est aussi une manière géniale de voyager, de rester en forme, de découvrir une région en complète autonomie, et avec un bilan carbone relativement faible.

On aime cette forme de petite aventure parce que quoi qu’il arrive tu devras rentrer par tes propres moyens, personne ne viendra te chercher. Au-delà de l’aspect physique il y a une forme d’engagement quand tu dépasses une certaine distance et que tu ne peux compter que sur toi pour finir la boucle. C’est sûrement pour ça que l’on a déjà l’impression d’être partis depuis un mois alors que cela ne fait même pas une semaine que l’on sillonne les départementales du Chianti. Ça fait beaucoup de bien à la tête aussi de déconnecter et d’éprouver cette sensation d’isolement trop rare à notre époque. 

Vert, jaune, rouge … 

On s’est plongés dans les couleurs de l’automne avec l’envie de bouffer du paysage et des kilomètres, parce qu’il n’y a pas de meilleur chemin selon moi pour découvrir et comprendre un terroir qu’en le parcourant sans aide mécanique. On le ressent dans son corps, avant de le comprendre dans sa tête. On est en prise directe avec l’environnement. Le vent, les changements de température, les parfums aussi. On s’arrête plus facilement. C’est une vraie immersion et on n’est jamais aussi heureux de savourer un bon plat ou de boire un bon vin que lorsque l’on est vraiment affamés, après s’être perdu et avoir bien ressenti l’inconfort de la selle. 

Un petit peu d’enfer au milieu du paradis 

8h30, il fait 4 degrés, j’entends Layla qui râle derrière moi, elle a pourtant mis des gants, un bonnet, une capuche par-dessus et son goretex. Ça ne suffit pas, le froid humide du matin nous transperce, on a beau pédaler à fond pour essayer de se réchauffer, la vitesse fait encore tomber la température ressentie, ça commence bien cette histoire de longue boucle. Enfin la première montée et les premiers rayons de soleil qui percent la voûte sylvestre en formant des colonnes de lumières éphémères, aussi fugaces que notre passage. La pente s’accentue encore un peu, on a laissé la route sur notre gauche. Voilà, les premiers coups de pédales sur une magnifique Strada Bianca bordée de cyprès qui nous font définitivement oublier le froid, et quelques instants plus tard nous découvrons un panorama de vignes et de châteaux qu’illumine un pur soleil d’automne. Les brumes qui traînent encore en fond de vallée bercent un horizon de collines, de villages et de petites routes qui sont une invitation à rouler. 

Nous avons évité l’agitation matinale de la cité médiévale aux 17 quartiers par de petites routes empruntant parfois des bouts de chemin de la via Francigena. Les vignes, champs d’oliviers et châteaux on fait place à de vastes étendues de labours, que percent des îlots où sont bâties d’imposantes villas, parfois entourées de majestueux pins parasols qui au printemps veillent sur un océan de blés piqués de coquelicots oscillant à la moindre brise. Les pistes de terre blanche qui conduisent à ces robustes fermes sont marquées de part et d’autre d’alignements de cyprès venant souligner le galbe de la colline et que protègent d’imposants portails où l’on peut lire le nom du domaine. En ce milieu d’automne, le sol est réduit à une chair brune de sillons qui semblent se perdre à l’infini et font basculer dans un autre monde. C’est le pays des Crêtes Siènoises, un monde âpre et austère, où l’esprit et le corps vont suivre et se confronter à des pistes rocailleuses filant on ne sait où. Parfois, des pentes de terre grises et crevassées jaillissent entre les champs : des réserves d’eau croupie entourées de joncs, l’eau est rare en ces terres céréalières. Une ambiance austère, où le bruit d’une machine agricole soulevant un nuage de poussière vient briser le silence qui nous siffle dans les oreilles. C’est pour moi le cœur de la Toscane, moins glamour que l’opulent Chianti ou le Val d’Orcia, mais ce vide et cet espace marquent mon esprit, quand dans la fatigue et la sueur tu finis par trouver le bonheur. Cette découverte au rythme lent de nos vélos est une expérience et surtout une question de temps et de volonté. 

Je finis mon verre de rouge et une belle tranche de porqueta. Layla a opté pour une bière et un panino à la mozzarella. On consomme local, on était tellement content de trouver un bar ouvert sur notre chemin. Je regarde un groupe en Ebike qui s’est installé sur un petit muret en face du bar pour leur pique-nique. 

Percourso médio 

On n’est même pas à la moitié mais on a déjà le sentiment d’avoir bien roulé. Le soleil tape fort en milieu d’après-midi et le froid du matin semble bien loin, alors on se met dans une forme de méditation active ou l’on ne parle plus, on avance. Et ça marche, les kilomètres défilent, la fatigue monte, il ne reste plus qu’une petite cinquantaine de bornes. C’est maintenant que commence le voyage intérieur. Au fur et à mesure que nous avançons dans la poussière de ce paysage à la beauté monotone et presque irréelle, nous retrouvons à chaque fois la force d’affronter une énième côte. J’encourage Layla et refuse obstinément de descendre de vélo pour marcher. Ce serait comme de déposer les armes, ou de flancher devant un adversaire plus fort.

À deux mois de mon opération de la hanche, chaque montée représente une petite victoire gagnée dans la colère provoquée par le passage de dizaines de motards. Le bruit, la poussière et le désagrément qu’ils occasionnent sur la fin de la montée à la Santa Maria nous donnent l’énergie de finir debout sur nos pédales. C’est devant le panneau qui marque la fin de la célèbre montée que j’ai loupé la photo du trip. Layla, épuisée et en rage face à un groupe de gros motards du dimanche, le bras tendu un doigt en l’air.  J’étais stupéfait, et sur le coup j’ai regardé le bas-côté à la recherche de caillasses parce que j’ai cru que ça allait vraiment mal se passer, mais ils ont juste tourné la tête et continué leur chemin. Le calme est revenu et nous avons continué nous aussi. 

Plus loin, la présence d’enclos, l’odeur caractéristique du fumier séché et parfois un troupeau nous rappellent la présence ici de bergers Sardes ayant fui la misère de leur îles à la recherche de terre plus clémentes pour eux et leurs bêtes. Layla rigole devant les photos de chiens de garde des affichettes d’avertissement, c’est vrai qu’ils n’ont pas l’air si méchants. Je crève et répare ma chambre en regardant le soleil descendre sur cette campagne envoûtante et marquée par l’histoire qui baigne sous nos yeux dans la douce lumière du couchant. 

Les trente derniers kilomètres seront les plus longs, les plus durs, forcément. Le paysage et la motivation disparaissent dans la pénombre de la nuit qui tombe. Enfin, les derniers coups de pédale, Gaiole, le parking, la voiture et le sentiment que l’on n’aurait pas été beaucoup plus loin. On a du mal à marcher jusqu’à restaurant Giorgia pour dévorer un plat de tagliatelles al tartufe et descendre une bouteille de Chianti. C’est la fin. 

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