Bruno Compagnet, Christophe Verstraet et Jérôme JJ sont partis pédaler entre Hautes Pyrénées françaises et Aragon espagnol. Une échappée au coeur de la lumière, le long d’une écorce terrestre pétrie par l’atemporel, avec pour seules bousoles, l’amitié, la volonté d’aller plus loin et l’espoir d’arriver quelque part.
La liberté
Appuyé sur le cintre de mon vélo, je contemple les ruines d’une énorme structure géologique à la beauté sidérante qui, inéluctablement, finira elle aussi par disparaitre. La formation d’une chaîne de montagnes s’accompagne toujours des aléas de l’existence. L’eau, le gel, le vent et les hommes ont modelé ce paysage que l’on découvre à coups de pédales en suivant routes et pistes tortueuses qui sillonnent le versant sud des Pyrénées.
Christophe et Jérôme m’ont rejoint. Nos trois silhouettes insignifiantes n’ont certainement pas échappées à l’œil d’un vautour fauve qui enroule du thermique dans un rituel parfaitement orchestré et dont l’origine remonte bien avant que les hommes n’aient inventé le concept de rituel… Cet environnement me plonge dans une rêverie que notre quotidien s’acharne à émousser. Trois jours plus tôt, nous avons sauté en selle pour quitter la vallée d’Aure sans aucun plan de route clairement défini si ce n’est l’envie de larguer les amarres et de profiter de l’instant présent.
Ma relation au vélo plonge ses racines dans la magie de l’enfance et fait partie de ces instants qui resteront gravés dans ma mémoire jusqu’à la tombe. En l’occurence celui où ma mère a enlevé les petites roues de ma bicyclette et que j’ai ressenti pour la première fois cette incroyable liberté de flotter en apesanteur sur deux roues. Expérience que je rapproche de la première fois où je me suis tenu debout sur une vague en surf ou lorsque j’ai enchaîné mes premières courbes sur des skis larges en poudreuse.
En cette fin caniculaire du mois d’août, le Cominges offre de belles options de petites routes souvent ombragées et délaissées des vacanciers qui préfèrent les nationales et les grands axes. On croise des tracteurs et des autochtones à la conduite tranquille. On prend nos marques.
Le tangible
Les patins des freins de Christophe chantent dans les descentes. Je resserre les sangles de ma sacoche de selle qui swingue légèrement dans les courbes. L’odeur de l’herbe fraîche et du regain, l’humidité d’un petit ruisseau, l’ombre rafraîchissante d’une descente en sous-bois, le regard insistant d’un troupeau de vaches, la fumée bleu d’un ado sur son deux-temps 125… Être à vélo, c’est faire partie du paysage et laisser filer notre bonheur dans cet environnement bucolique à taille humaine. Une cyclable relie désormais Toulouse au Val d’Aran et nous permet d’éviter la plupart du stress d’une route internationale.
J’ai mal au dos. Je n’ai pas bien dormi sur la dalle de béton qui m’a servi de matelas. Ce que je distingue du ciel sous le pont routier est un concert d’étoiles qui illumine cette fin de mauvaise nuit. À dix mètres de moi, Christophe ronfle dans la benne d’un camion tandis que, dessous, j’aperçois les jambes de Jérôme allongé le long des roues. Je siffle doucement pour les réveiller. Tout le monde remballe duvets et matelas à la frontale et en silence avant de reprendre la route. Celle-ci nous fera oublier une première nuit difficile qui aura eu le mérite de tester notre capacité d’adaptation.
La veille au soir, nous avons fini dans l’obscurité avec quelques gouttes de pluie et un trafic intense. Ayant fait le choix de partir léger, donc sans tentes, nous avons trouvé refuge sous ce pont à une douzaine de kilomètres en amont de la frontière. Avec le ciel pour seul limite, nous traversons la petite ville encore endormie de Viella où nous sommes heureux de trouver un bar ouvert à 6 h 30 du matin. Café, jus d’orange pressé et brioches… Nous voilà d’attaque pour la longue route qui nous mènera au col de la Bonaigua.
Cette Vallée qui, d’un point de vue géologique, devrait être française, est devenue la station de ski huppée des Pyrénées espagnols. Même le roi vient skier sur ce domaine. Les bâtiments, les boutiques et le parc automobile en témoignent. Baquera a tous les atouts d’une usine à neige moderne et je suis content de m’en éloigner et de m’élever vers ce col qui culmine à 2 072 mètres. Le soleil frappe déjà les plus hauts sommets et la face nord de l’Aneto. On pédale de concert avec Christophe tandis que Jérôme, que nous avons perdu de vue, suit à son rythme. Pour un apprenti cycliste qui n’a jamais gravi de col, il passe ce baptême du feu haut la main. Cela en dit long sur l’énergie du bonhomme.
La grâce
La plongée sur la Noguera de Pallaresa est une merveille et un fort moment d’émotion. La descente à vélo fait le lien entre le skieur et le cycliste qui sont en moi. Christophe est aussi motard et, à sa façon, un passionné de vitesse. Jérôme, qui vit au pays basque, est surfeur et possède un sens inné de la glisse. Courbes et trajectoires font partie de nos vies et de notre vocabulaire. Les lectures, l’anticipation, les freinages et la prise d’angle font partie du jeu. On ne se laisse pas simplement aller à la descente. On la vit pleinement tout en gardant un peu de marge pour éviter la chute. Le paysage nous invite au voyage et l’on ressent toute la sensualité de ce vent chaud de liberté et de plaisir le long de ce toboggan qui nous amène à Sort, 50 kilomètres plus bas, où nous trouvons un excellent restaurant.
Allongées dans nos hamacs, à l’ombre, le long de la rivière, nous laissons passer les heures les plus chaudes. Un vent brûlant nous berce et fait chanter les feuilles des arbres. Entre deux baignades, on regarde le défilé des rafts et des kayaks.
Nous sortons de la Vallée de la Pallaresa-Bonaigu après avoir bu un coup dans un petit bar à Gerri de la Sal où un client nous fournit quelques informations sur une petite route dérobée. Son enrobé à gros-grain serpente sur une corniche pleine des senteurs exacerbées par l’orage qui gronde en amont. C’est une route de montagne qui oblige les conducteurs à ralentir pour se croiser. Elle est traversée par les lézards, survolée par des milans royaux et bordée de ronces, de figuiers et de roches grises. Elle s’élève avec l’humeur d’un sentier tracé par le pas de l’homme et des bêtes plutôt que par la volonté des machines.
Virages en épingles, brefs replats, elle est charmante et je suis sous le charme. D’entrée, elle a annoncé la couleur par un solide coup de cul. Et de concert, on s’est tous mis en danseuse, encouragés par un paysan goguenard qui agite un poing fermé. Heureusement, j’avais anticipé et je suis passé en 36/ 32. J’entends Christophe faire craquer son 30/26. En langage cycliste, cela signifie que c’est raide. Jérôme s’est envolé devant. Et puis à la sortie de la quatrième épingle, la vue se dégage sur la vallée et la montagne environnante. L’orage se rapproche ainsi que le village de Panamera que nous atteignions en même temps que les premières gouttes. La vibration du lieu et du moment sont incroyables.
Tandis que la lumière chasse l’ombre de la chênaie située à quelques encablures du village, nous décrochons nos hamacs dans la fraîcheur d’un matin serein. La douceur de l’herbe sous mes pieds tandis que le chant des oiseaux célèbre l’aube, le contraste avec notre première nuit est saisissant. Les gestes sont simples et fluides. Chaque chose trouve facilement sa place dans les différentes sacoches. Nous reprenons la route où nous l’avions laissé la veille. Le déplacement physique réchauffe nos muscles encore endormis par la nuit.
L’intime
Il y a dans l’itinérance à vélo une relation naturelle au monde. Nous ne contemplons pas seulement le lever de soleil sur les montagnes de Catalogne, nous en faisons partie. Être dans le paysage, c’est ressentir d’une manière profonde et presque animale, la chaleur, le vent, la pluie. Les montagnes ne sont pas simplement des montagnes observées depuis l’habitacle d’un véhicule, ce sont des côtes et des épreuves. Un col devient une délivrance qui précède une descente jubilatoire. À notre façon, nous avons pris possession du paysage .Ce ne sont pas de simples décors qui défilent, mais un univers que nous vécus dans notre chair. Nous avons eu faim et soif et ils nous ont poussés pour voir ce que nous avions dans les jambes et dans le ventre.
À Senterada, après un pont, nous faisons halte dans un café situé au croisement de la vallée qui remonte sur Pont de Suert. C’est un vrai bar qui a dû voir passer des calèches, et probablement entendre le bruit des bottes de l’histoire. Les murs sont décorés des photos d’un lointain passé. L’accueil est sympa. Alba nous sert trois cafés americano et je commande aussi trois pains à la tomate avec du fromage, du jambon arrosé d’huile d’olive, quelque gousses d’ail et du vin rouge. La clientèle est éclectique et joyeuse. C’est un lieu de vie comme on les aime.
Après ce repas, on a mangé du kilomètre avec, au moment le plus chaud de l’après-midi, une longue sieste le long de la rivière. Nous terminons la journée sur un beau lever de lune à la frontière de l’Aragon. Nous accrochons nos hamacs à de magnifiques pins. Des étoiles filantes, le chant d’une chouette hulotte et la fatigue de la journée pour accompagnent vers un sommeil profond.
Le monde
L’idée de départ était une traversée, mais l’aspect contemplatif des chemins de traverse peu fréquentés a prit le dessus sur nos choix de navigation. Il ne s’agissait plus vraiment de faire des étapes précises, mais plutôt de passer du temps en selle et de profiter de tout ce que la route et le paysage avaient à nous offrir. Nous avons roulé avec enthousiasme en poussant notre chance vers l’ouest, vers ces sierras, ces canyons que j’aime tant et que je redécouvrais sous un nouvel angle.
Le fil de l’eau est devenu notre fil d’Ariane. Depuis Ainsa, nous remontons le Rio Cinca, puis tournons à gauche après Escalona pour nous baigner dans les eaux étonnamment chaudes et basses du Rio Bellos. Nous plongeons le long du canyon d’Anisclo et ses impressionnantes falaises de calcaire avant de terminer à la lumière de nos lampes sous le vol des chauves-souris. À l’entrée du plateau, les chiens de berger nous chassent vers le petit village de Buerba où un petit bar encore ouvert nous permet de boire une bière. Nous installons nos hamacs à la sortie du village sous un ciel d’une pureté cristalline. Mon coeur bat la chamade. La fatigue et la beauté du monde se sont muées en un cocktail émotionnel qui me tient longuement éveillé.
Le lendemain connait la même humeur contemplative. Des buissons de mûres gorgées de soleil et de sucre font voler en éclat notre moyenne horaire. Nous avions décidé de venir tourner aux pieds de la Peña Montagnesa. Une belle montagne et un superbe promontoire qui nous permet d’admirer le parcours effectué avant d’envisager la suite du programme. Aux dernières heures du jour, nous arrivons au seuil de la Sierra de Guara. Sur nos vélos, nous avons traversé des montagnes, remonté des routes épuisantes et franchis des failles désolées où s’engouffraient des vents chauds. La sueur perle sur le front de Christophe et ma chemise colle à mon dos douloureux. Nous regardons au loin vers le sud. Là où les dernières ombres filent au ras du sol, poussées par cette sphère rouge sang qui disparait derrière les cordillères alignées aux confins du ciel. Nous étions ailleurs. Nous étions loin. J’enlève ma casquette pour laisser le vent me refroidir le crâne. Nous buvons de l’eau tiède et bivouaquons.
Notre voyage s’est terminé à Rodella, petit village situé au cœur de la Sierra de Guara. La fin de la route. La fin d’une belle échappée.
Bruno Compagnet