Je ressens l’accident dans mon corps, à moins que ce ne soit l’inverse ? En quelques minutes, je suis en route pour l’hôpital. Il semblerait que je ne skierai pas demain, pas cool. Nous sommes le 12 mai et j’ai une grosse opération de la hanche prévue le 26. Mon objectif était de rentrer en chirurgie la peau tannée par le soleil printanier et le corps épuisé par le ski. Je ne me serais jamais douté que j’allais subir une opération de la clavicule le 15, histoire de me roder aux anesthésiants. J’ai fêté mes 30 ans la première semaine de juin avec de la morphine courant dans mes veines. Au même moment, mes potes skiaient le 4 000 local qui surplombe la maison, et je n’avais plus qu’à agiter mes béquilles et à jurer dans le vide.
Les ténèbres sont impénétrables. Au cours des premiers mois de convalescence, il était facile de ne pas trop penser au ski. C’était l’été. La neige fondait et je ne pouvais marcher, parler ou même chier sans ressentir une gêne. Mais quand, après six mois de convalescence, j’ai tenté de skier pour la première fois, je n’ai vu que du noir. Mon corps réagissait par des élans de douleurs difficiles à ignorer. C’était le début de l’hiver et mon docteur me poussait à reprendre le ski, le guide, le travail. Il n’y avait pas de lumière, rien à quoi se raccrocher, même les simples plaisirs de la vie étaient hors de portée.
J’ai passé la plupart des mois de décembre, janvier et février à bosser dur avec une équipe de kiné du Colorado. Au début, l’hypothèse d’une nouvelle opération était sur la table. Mais je ne me voyais pas supporter une nouvelle opération. J’avais besoin de voir une lueur au bout du tunnel. Milieu janvier, mon équipe de thérapeutes m’a conseillé le ski de fond en n’utilisant que les bras pour pousser, sans mouvement des jambes. À nouveau je skiais, je glissais sur la neige, et déjà les montagnes paraissaient moins grandes.
À partir de début mars, j’ai pu recommencer à skier pour de bon et je suis retourné dans les Tetons avec de nouvelles sensations. Tous ceux qui font du ski devraient avoir conscience d’une telle opportunité. C’est une activité onéreuse qui demande des tonnes de matériel, beaucoup de temps libre etc. Lors de ma première randonnée, les montagnes paraissaient plus nettes et plus pointues que dans mon souvenir. Il était difficile de comprendre que j’avais skié la plupart des sommets émergents dans mon champ de vision et glissé sur tant de ces pentes. La plupart des vagabonds des cimes ont une bonne faculté à oublier le passé, les bons comme les mauvais moments. Nous continuons à retourner dans les montagnes pour revivre les mêmes expériences, encore et encore. Convoitant et appelant la poudreuse profonde, les virages sautés en pente raide ou simplement l’opportunité de vivre des expériences et de manœuvrer nos skis dans des lieux qui paraissent inhospitaliers.
Au cours du mois d’avril, j’avais remonté la pente, guidant sans arrêt et reprenant mes vieilles habitudes, enchaînant bien plus de randonnées que mes jointures abîmées ne pouvaient supporter. Je commençais à oublier la douleur et les trois opérations que j’avais endurées. C’est facile de regarder vers l’avant quand le passé dissimule des ténèbres que l’on voudrait oublier. Animé d’une passion exaltée, je skiais des lignes rapides et efficaces depuis des pics acérés. Je skiais à deux reprises le Grand Teton et nombre des plus beaux sommets de la chaîne. C’était bon de vagabonder à nouveau à travers les hautes latitudes, sans interdits, skiant à pleine vitesse.
Puis mai arriva et je pus à nouveau migrer vers une terre blanche, l’Alaska. Après avoir passé d’innombrables heures sur des vélos d’appartement, enchaînant les exercices avec des élastiques et des balles, c’était bon d’être là où je voulais être, où mon esprit s’évadait pendant toutes ces séances de rééducation. J’adore mes Tetons, mais il y a quelque chose de spécial à voyager et à optimiser son temps loin de chez soi. J’ai eu le temps d’effectuer deux raids en Alaska. Au cours de la première semaine, je combattais encore la douleur. Comme je ne pouvais m’étirer correctement, j’avais du mal à récupérer de mes efforts. Heureusement sans doute, la météo ne nous permit pas de beaucoup skier.
365 jours après mon opération, je me tenais au sommet du mont Hunter. Un objectif que j’avais en tête depuis 9 ans. Il n’y avait plus de douleur. Je pouvais à nouveau glisser à travers la montagne comme je l’imagine toujours, tel un animal sauvage lâché vers le monde et prêt à tracer sa route…