Qu’est-ce qui a amené ces deux rideurs nordiques à se retrouver sur un bateau dans les régions les plus septentrionales de la Norvège, à skier des couloirs et à faire voler des drones alors que la neige recouvrait le sol jusqu’aux rivages gelés ?
blackcrows : Joonas, Niko, pouvez-vous vous décrire l’un l’autre?
Joonas : Nikolai vient de Tromsø, en Norvège. Comme sa famille a vécu dans différents pays pendant son enfance et son adolescence, il parle couramment l’anglais et s’entend bien avec à peu près n’importe qui. Le ski est devenu sa passion principale, mais il a été assez intelligent pour combiner un prêt étudiant, des études en ligne, et la réalisation dans un style de vie qui lui permet d’être dans les meilleurs endroits pour skier et réaliser des films tout en passant ses examens chaque année au printemps. (Niko est aujourd’hui un avocat à part entière). Il fait partie de ces personnes qui semblent réussir dans tout ce qu’elles entreprennent, mais pour arriver à ce niveau il suit aussi un entraînement intensif. Avec ses frères et sœurs, ils avaient chacun un plat à préparer chaque semaine pour la famille Schirmer : Nikolaï a fait des pâtes bolognaises pendant 10 ans d’affilée. On peut dire que c’est un plat qu’il maîtrise !
Niko : Joonas est originaire de Rovaniemi en Finlande. Il a grandi avec un entourage de jibbeurs finlandais, et c’est logiquement un freestyleur hors pair, il posait des doubles flips à une époque où c’était encore un club très fermé. Après une blessure au genou à l’adolescence, qui ne sera diagnostiquée que des années plus tard comme une déchirure du ligament croisé antérieur, Joonas, pas vraiment du genre à se plaindre, s’est tourné vers la réalisation de films. Après avoir fait son service militaire dans la division cinématographique de l’armée, où il a documenté les mouvements des voisins Russes avec de grosses focales, il a réalisé des films de ski et de snowboard, partageant son temps entre la production snowboard pour Flatlight Films et ses projets indépendants.
Joonas a un œil particulier pour la montagne, c’est un pilote de drone exceptionnel, et il ne s’arrête de travailler que si on le force. Il prépare aussi un ragoût de saumon assez inégalable.
Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Joonas : grâce à un ami commun, Jussi Taka. J’ai rendu visite à Jussi quand il vivait à Chamonix en 2016 et il m’a présenté Nikolaï. Après avoir skié ensemble quelques jours et montré les films que j’avais réalisés, Niko m’a invité sur un tournage l’hiver suivant. Cela a totalement changé la donne pour moi et m’a offert une chance de commencer à tourner dans un cadre plus freeride et alpin.
Niko : Après la fin de la saison en France un printemps, j’ai ramené un copain finlandais, Jussi Oskari-Taka, qui a transformé notre collectif de six skibums vivant dans une maison délabrée en sept skibums vivant dans une maison délabrée, avec un salon qui servait de chambre. Jussi a grandi avec Joonas, qui nous a rendu visite pour faire une publicité pour une marque montre. J’ai vu ce que Joonas était capable de faire avec son drone et je l’ai invité à me rejoindre au Canada l’hiver suivant pour filmer sur Shapes, un projet que je menais avec Flo Bastien.
Quand et comment le projet Wavy a-t-il commencé ?
Niko : Je suis allé au lycée avec l’un des propriétaires de Sofie, le voilier de Wavy, alors je l’ai appelé et lui ai demandé si nous pouvions l’utiliser pour une croisière exploratoire dans le nord. Cet ami de lycée est daltonien, il n’a donc pas le droit de naviguer suel sur un bateau de cette taille. C’est là qu’intervient le capitaine Crocs.
Joonas : Au début de la saison, nous avons été assez productifs avec Niko sur la série NOK. Les 10 épisodes ont été tournés avant avril et nous avons donc eu le temps de créer autre chose. Nikolai avait toutes sortes d’idées et pour Wavy, les étoiles se sont alignées. On avait le bon mélange pour faire un film : Le capitaine Crocs et son bateau, de nouvelles zones d’inspiration pour le ski et l’océan Arctique sauvage pour toile de fond.
Niko : Mon objectif pour ce voyage était en partie de skier le Kvænangstindan, une masse de rochers verticale, sombre et imposante, située au milieu de l’océan. Mais aussi d’être simplement en mode aventure pendant une période plus longue qu’à l’habitude. Nos productions cinématographiques se déroulent tout au long de l’hiver, ce qui donne parfois l’impression d’un travail de bureau de 9 à 5 entrecoupé d’une randonnée à ski occasionnelle, et je voulais simplement m’éloigner, aller voir de nouveaux endroits et skier autant que possible.
La voile. En hiver. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ? C’est beaucoup de contraintes non ?
Joonas : Faire de la voile pour skier en hiver était une configuration de rêve pour un filmeur. Nous étions tout le temps sur le plateau de tournage, et je pouvais saisir une caméra dès qu’il se passait quelque chose, comme des dauphins qui sautaient autour de nous. Heureusement, le bateau était bien équipé niveau électricité, le chargement et le transfert des images étaient aussi simples que dans un appartement normal.
Niko : Les cordes gelées qui rongent les doigts, le blizzard qui fouette la peau, c’est terrible ! Heureusement, je n’ai pas eu le mal de mer jusqu’à la dernière traversée en eaux profondes. En ski de randonnée, l’objectif est généralement d’arriver au sommet d’une montagne située le plus loin possible du niveau de la mer, alors qu’avec un bateau, on commence toujours très bas, au niveau de la mer. Les voitures peuvent généralement donner un petit coup de pouce, en termes de hauteur de départ, pour commencer son ascension. Mais avec le bateau, l’accès aux lignes est vraiment extraordinaire, le fait de pouvoir aller dans tous ces endroits où il n’y a pas de routes. Il y a aussi cet élément de la «vanlife», où quand on enlève les skis on est déjà à la maison, sauf qu’un bateau est beaucoup plus grand et plus confortable qu’un van. Le fait d’avoir un capitaine attitré était également très appréciable, car il pouvait naviguer pendant qu’on se reposait entre deux grosses journées.
On vous voit monter des couloirs avec ces grandes raquettes plates, vous pouvez nous en dire plus sur ce type de matériel?
Joonas : Quand j’ai eu la chance de les essayer pour la première fois, je me souviens que ça rendait beaucoup plus facile de suivre ces bêtes norvégiennes dans les couloirs raides. Les pentes raides avec de la neige profonde sont le type de terrain idéal pour ce type de raquettes. Lors de notre premier jour de ski pour Wavy, nous avons grimpé facilement un couloir qui s’est avéré très glacé au sommet. Heureusement, il y avait un chemin plus facile pour descendre de l’autre côté, donc je n’ai pas eu besoin de faire une ligne droite comme Niko et Krister !
Niko : J’utilise des raquettes à neige de ce type depuis 2014. C’est vraiment l’outil le plus incroyable pour monter quand ça devient trop raide pour les peaux. Tous ceux qui les ont essayé ne reviennent plus au classique «boot pack». Les modèles que nous utilisons dans le film sont les plus avancés que j’ai jamais eu, fabriqués par les suisses de Auftriib. Les plaques de carbone les rendent deux fois moins lourdes que mes anciennes raquettes, et elles ont des pointes à crampons pour plus de polyvalence lorsque la neige devient dure.
Joonas, Il semble que la moitié du temps il fait très mauvais temps, comment fais-tu pour filmer et faire voler le drone dans ces conditions ?
Joonas : La chaleur de la cabine du bateau a facilité les vols sur le tournage de Wavy, car le pire c’est d’avoir froid et de perdre la sensation dans les doigts ! Le problème c’était surtout l’atterrissage : il n’y avait aucun moyen d’arrêter le mouvement du bateau et il y avait beaucoup de cordages un peu partout. J’ai réussi à éviter de crasher le drone, mais en avoir un de secours permet de ne pas trop stresser. Je vais souvent chercher les limites du Mavic, mais je ne les ai pas encore trouvées. Il peut supporter des vents très violents et même un peu de glace sur les hélices…
Comment décrirais-tu ce voyage, qui n’est plus qu’un souvenir ?
Joonas : C’était certainement l’un des moments forts de la dernière saison ! Pour moi, c’était la première fois que j’étais sur un tel bateau et dès que je suis monté à bord, j’ai réalisé que les bateaux sont comme des camping-cars, de vraies maisons mobiles. Comme j’ai passé beaucoup de temps dans des camping-cars, j’ai eu l’impression d’être dans un environnement familier dès le début. J’espère juste que lors de ma prochaine expérience en mer, le bateau sera un tout petit peu plus silencieux. C’était assez dur d’écouter le bateau faire toutes sortes de bruits toute la nuit et de se lever tôt pour aller skier. Notre voyage de deux semaines a également été marqué par des conditions météorologiques difficiles. Nous avons passé plus de la moitié du temps à l’intérieur du bateau à attendre que le vent se calme, ce qui nous permettait aussi de nous reposer…
Niko : J’ai décrit ce voyage à mes amis comme un film du Seigneur des anneaux : très cool, mais si on avait le choix, on ne voudrait pas revivre l’expérience de Frodon. J’ai skié la meilleure neige de la saison et la pire. J’ai eu peur pour ma vie et j’ai vécu les meilleurs moments de ma vie. Le pire moment pour moi a été d’être coincé dans cette tempête pendant si longtemps, ou d’essayer de sortir de mon avalanche. Le meilleur moment a probablement été de trouver ce spot paradisiaque.
Après Le capitaine Crocs est une légende, il mérite une médaille pour nous avoir supportés pendant si longtemps. Il jetait l’ancre dans les endroits les plus dangereux pour nous amener sur la terre ferme, et il a dû faire des manœuvres de sauvetage de son bateau plus d’une fois après avoir dérivé.
Joonas : Le capitaine Crocs était le mec parfait pour nous : il n’avait pas peur d’essayer de jeter l’ancre dans des endroits bizarres. Le reste de l’équipage ne connaissait pas grand-chose à ce type de manoeuvres, mais on n’avait qu’à dire où nous voulions aller et le capitaine Crocs nous y conduisait. Pour fêter ce voyage réussi, nous avons tous sauté dans l’océan Arctique glacial, dont Stian qui s’est jeté du haut du mât. Je pense que je n’ai jamais nagé aussi vite qu’en revenant au bateau ce jour-là…
Niko : Joonas, tu as grandi en Finlande, un pays plutôt plat, comment as-tu acquis un tel œil pour capturer les images en montagnes?
Joonas : Je pense que cela vient du fait que j’ai passé mon enfance et mon adolescence à regarder des films de ski, Sherpas Cinema, Field Productions et Level 1 pour n’en citer que quelques-uns qui m’ont influencé. Et comme j’ai commencé ma carrière de cinéaste en Finlande, je devais tirer le meilleur parti de notre terrain plat, ce qui nécessitait de trouver l’angle parfait, le matériel adéquat, etc. En fait, j’avais beaucoup d’idées et de techniques prêtes avant même de filmer dans les vraies montagnes.
Niko : En faisant ces productions qui sont plus « documentaires », est-il difficile de garder la touche artistique pour laquelle tu es connu ?
Joonas : Au début, c’était un défi mental de laisser tomber les prises multiples et l’environnement contrôlé. Dans le cadre d’un travail de type documentaire, j’essaie d’avoir une longueur d’avance sur l’action et de prévoir ce qui va se passer. De cette façon, je suis capable de filmer de manière plus contrôlée et d’ajouter une touche artistique. Pour être honnête, avoir une longueur d’avance sur toi et Krister était un vrai défi et heureusement, vous étiez toujours d’accord pour m’attendre au milieu d’un couloir lorsque je sortais le drone.
Niko : Quel est le pire aspect du voyage avec les Norvégiens ?
Joonas : Une grande différence que j’ai découvert en tant que Finlandais par rapport à presque toutes les autres nationalités est le rythme des repas. En Finlande, nous sommes habitués à avoir un bon repas gratuit à l’école et après avoir terminé notre scolarité, manger un bon déjeuner reste une habitude. En Norvège, les gens sont habitués à ne manger que des sandwichs et parfois on me regarde bizarrement quand je prends le temps de préparer un bon déjeuner.
Niko : quels ont été les plus grands défis en travaillant en temps de COVID?
Joonas : Le passage de la frontière entre la Norvège et la Finlande. L’hiver dernier a bien commencé avec des règles faciles à comprendre pour voyager lorsque le COVID était encore sous controle. Tout a changé lorsque j’ai rendu visite à ma famille et à ma petite amie Salla en Finlande en février. Soudain, la Norvège a décidé de complètement fermer ses frontières. La nouvelle est tombée si tard que je n’ai pas pu revenir avant la fermeture. J’ai fait toutes sortes de plans, prévoyant de passer la frontière à skis, mais heureusement, tu as été plus malin et tu as réussi à me faire rentrer légalement. J’ai dû rester en Norvège le reste de la saison parce que le passage de la frontière était trop compliqué. Je suis heureux que cela ait payé et que nous ayons pu produire la série NOK, un segment pour le film de MSP et même ce documentaire, Wavy.
Joonas : Tu as beaucoup fait de films tout seul, par exemple, certains des Black Docs pour blackrows. A-t-il été difficile de laisser tomber le travail de caméra et de se concentrer davantage sur la réalisation ?
Niko : C’était certainement un peu stressant au début de ne pas pouvoir regarder dans le viseur. J’admets que je suis un peu pointilleux, et que je stresse toujours pour savoir si on a les meilleurs angles ou pas. Il ne m’a fallu qu’un seul voyage avec toi, en 2016, pour réaliser que tu étais généralement meilleur que moi pour ce qui est de la caméra. Le fait que tu t’occupes de cela pour moi c’est vraiment incroyable, car je peux me concentrer sur mon ski et sur l’image au sens large, et réfléchir à tout ce dont nous avons besoin pour raconter l’histoire que j’ai en tête. La division du travail est un excellent concept.
Joonas : Etais-tu inquiet lorsque tu as commencé à travailler avec moi en montagne, du fait que je viens de Finlande, qui est un pays très plat ?
Niko : Je pense que j’étais un peu imprudent en 2016 lorsque nous avons commencé à travailler ensemble haha. J’aurais définitivement dû avoir plus de respect pour les montagnes. Je fais du ski de rando depuis que je suis enfant, et donc je pensais que c’était la chose la plus naturelle du monde, et que n’importe qui pouvait me suivre. Tu es un très bon skieur (je connaissais ton tricks favori, le kangourou flip), alors je n’ai pas vraiment réfléchi à tes compétences en cas d’avalanche par exemple. Si c’était à refaire, je ferais en sorte que nous nous entraînions ensemble avant de partir, pour que nous sachions tous les deux que nous pouvons compter l’un sur l’autre en cas d’accident.
Joonas : Quelle est ton opinion sur les drones FPV ?
Niko : Ils me semblent incroyablement difficiles à contrôler ! Mais j’aime ce qu’ils peuvent faire. Tu commençais tout juste à t’y intéresser quand nous avons fait Wavy, donc je suis impatient de voir ce que tu seras capable de faire l’hiver prochain.
Joonas : Quel a été le moment le plus mémorable de ce trip pour Wavy?
Niko : Je pense que ce qui est restera gravé dans ma mémoire, c’est la découverte de cette zone de ski paradisiaque. J’étais vraiment fatigué à ce moment-là du trip, un peu déprimé. L’hiver avait été long et je le ressentais au plus profond de ma chair. Ma motivation était vraiment faible. Et puis de trouver le terrain de mes rêves, c’était comme si on avait soufflé sur les braises et rallumé mon feu intérieur. Ressentir cette motivation pure pour le ski, cette soif inextinguible d’aller là-haut et de rider à nouveau, c’était très agréable.
interview par : Mathieu Ros
photographies par : @bardbasberg