Journal de bord du capitaine Bird, date de la constellation 6. 2 013.
Sa mission : s’embarquer vers les frontières du ski en utilisant une arme secrète de nylon et de cordes
pour tenter de skier la face nord puis de s’envoler à son extrémité.
Les bras du bateau mère sont ouverts.
La face nord, parée pour le décollage.
C’était un jour d’un bleu profond. Le soleil était au zénith. Seuls les va et vient du téléphérique venaient troubler l’immense face nord de l’aiguille du Midi. À l’intérieure de l’une d’elles, un cabinier trompait son ennui en observant les alpinistes et les skieurs de pente raide le long de la face nord. Une trace attira son regard au dessus de l’énorme sérac qui barre les 1 000 mètres de paroi sous l’arrête sommitale. Les virages symétriques disparaissaient soudainement dans le vide. Quelqu’un avait fait le grand saut. Il sonna l’alerte. Plusieurs observateurs tentèrent de localiser le corps à la jumelle, mais la dépouille restait introuvable. Cette dernière était en réalité bien plus bas et encore bien vivante. Elle avait de longs cheveux blonds enserrés dans un bandeau coloré et buvait une bière en admirant son oeuvre.
Michael Anthony “Bird” Shaffer, skieur vagabond américain originaire des North Cascade dans l’État de Washington venait de réaliser sa vision. Skier la belle poudreuse de la face nord, puis, au lieu de zigzaguer entre les rochers et d’effectuer plusieurs rappels pour trouver la sortie, s’était arrêté au seuil de l’abysse, avait sorti de son sac une petite voile parachute, l’avait déployé et s’était envolé.
Le speed riding associe une minivoile et une paire de skis. Le principe originel est de pouvoir skier tout en volant. La voile ne permet pas de voler comme un parapente, mais est destinée à chuter. On peut reprendre quelques mètres d’altitude pour épouser le relief, mais sa taille n’est pas suffisante pour prendre des courants ascendants. La plupart des pratiquants utilisent la voile pour rester entre l’air et le sol. Le but est alors de toucher la neige, d’effectuer des virages, puis de redécoller. On peut ainsi skier quasiment partout. On décolle d’un sommet et on skie sur les flancs de la montagne avant d’aller se poser à son pied. L’activité peut également s’appeler speed flying si on utilise la petite voile sans skis et qu’on se contente de voler le long du relief.
À l’origine, Bird n’était pas intéressé par le speed-riding. Étant skieur de cœur, ce qu’il a entrevu, comme Antoine Montant l’avait fait quelques années plus tôt (1981-2011. Champion de parapente et précurseur du speed-riding, NDLR), c’était de pouvoir skier n’importe quelle face, puis de décoller pour s’en extirper. Cette perpective de lier ski et vol se prêtant à merveille au caractère de Bird, il s’y est plongé corps et âme, participant à son éclosion, notamment auprès de la jeune génération.
Au contraire du ski base qui nécessite un repérage minutieux pour le décollage et un parachute prêt à s’ouvrir dans le dos, le speed riding est flexible. Il suffit d’avoir sa voile dans son sac, de trouver un endroit relativement abrité pour s’équiper, puis de décoller. Nonobstant, les défenseurs du ski-base argueront qu’on n’a pas besoin de s’arrêter pour faire sa petite cuisine et s’équiper. En gros, les deux activités sont différentes et incomparables. En revanche, chacune n’est pas dénuée de risque. Bird a d’ailleurs eu son lot d’accidents. Aujourd’hui, celui qui est ambassadeur Black Crows depuis les origines de la marque, revient sur cette activité qu’il perçoit comme une évolution essentielle du ski de montagne. Et pour paraphraser le capitaine Kirk de la série Star Trek, “on ne peut pas éviter le futur”.
Comment as-tu découvert le speed-ride et quelle a été ta réaction ?
Dès l’instant où j’ai vu deux créatures volantes tels des aéroglisseurs à quelques mètres de la neige sur le domaine des Grands Montets. Je crois que l’un d’entre eux était Antoine Montant. J’ai immédiatement su que c’était un truc pour moi. Cependant, à l’époque, je me concentrais sur le ski de pente raide et il me faudrait encore des années avant de réaliser mon rêve de voler. Néanmoins, c’est à ce moment-là que j’ai pris conscience de ce qu’on pouvait faire avec des skis en utilisant une aile. Il était évident qu’on pouvait skier des lignes sans issue puis décoller depuis la face. D’ailleurs, l’un de mes héros est Bruno Gouvy (1962-1990, NDLR) et s’il pouvait descendre la Niche des Drus puis s’envoler avec un parapente, je me suis dit qu’utiliser des petites ailes pour s’échapper serait relativement facile. Cela ouvrait d’immenses possibilités.
Le ski base n’a jamais été une option pour moi. Il faut avoir une sortie parfaite pour décoller et c’est rapidement fini après quelques secondes de chute libre. Avec le speed-ride, on peut décoller de n’importe quel endroit et jouer avec le relief jusqu’en bas. On peut aussi, quand la neige est bonne, skier avec l’aile au-dessus de la tête, puis redécoller en survolant glaciers et forêts. Imaginez ce sentiment de liberté totale avant d’aller vous poser sur un magnifique champ de fleurs sauvages. La sueur qui coule dans vos lunettes vous ramène soudainement à la réalité, celle d’avoir fait un vol de 3 000 mètres en quelques minutes.
Quand et comment as-tu commencé ?
Le destin a voulu que je rencontre l’extraordinaire pilote de parapente Jean-Charles Blanc, tard dans la nuit, ou devrais-je dire tôt le matin, au Tof (célèbre boîte de nuit chamoniarde du début du siècle aujourd’hui fermée, NDLR). Il portait un de mes bracelets birdwhere et m’a demandé si j’étais un pilote ou un pingouin, et si j’étais chaud pour faire un vol en tandem avec lui le lendemain. Quelques heures plus tard, je me suis réveillé en panique, me demandant où j’étais et si je devais skier, quand Jean Charles est sorti de sa chambre et m’a dit, “Hey Birdy, tu te souviens que tu devais voler avec moi aujourd’hui ?” Il se trouve que c’était une de ces rares journées avec très peu de parapentes dans le ciel. Nous avons pris de l’élan dans les thermiques, avons survolé les Aiguilles, puis la Mer de Glace, avant de passer dire bonjour aux Drus. Nous avons atterri deux heures plus tard au centre de Chamonix. Peut-être était-ce la gueule de bois, mais ça m’a bouleversé. J’ai regardé le ciel avec des larmes dans les yeux. Je savais que ma vie avait changé pour toujours.
J’ai suivi 3 jours de cours de parapente pour connaître les bases puis, avec très peu d’entraînement, j’ai commencé à faire du speed-flying. Avec le recul, je me dis que j’ai eu de la chance de passer les premières années sans les skis et de me concentrer sur le vol. J’ai trouvé ça relativement facile. Apprendre à voler sur la face nord de l’aiguille du Midi n’est pas un truc normal, mais après avoir passé beaucoup de temps à skier là-haut, cela me paraissait raisonnable. Je trouvais même que c’était moins dangereux car je ne risquais pas de heurter quoi que ce soit avec toute cette verticalité.
La première fois que j’ai volé au milieu des séracs, j’ai vécu quelque chose de mystique. Le monde semblait s’effondrer de toutes parts. J’ai levé les yeux vers ce petit morceau de tissu qui ressemblait à un mouchoir avec des ficelles, et je me suis émerveillé de la façon dont il me retenait.
Mon objectif était de devenir suffisamment habile pour toucher et tester la neige. Puis, je remontais pour skier les classiques, et quand le vide se profilait ou quand j’arrivais aux endroits où il faut d’ordinaire poser un rappel, je déployais mon aile et je m’envolais. Avec le téléphérique, c’est vraiment le terrain d’entraînement parfait. La première fois que j’ai skié l’éperon Frendo en 2013, je l’avais survolé la veille et je connaissais les conditions. Cela m’a permis d’envoyer de grandes courbes et de faire le mariole. Plusieurs années plus tard, obsédé par cette vision, j’ai skié le Frendo en solo et sans rappel car j’ai décollé au niveau du rappel de sortie. C’est un run qui a influencé quelques habitants de la vallée, ceux-là mêmes qui figurent aujourd’hui parmi les meilleurs speed-riders du coin.
Les concordances de l’univers sont parfois surprenantes et j’ai eu la chance de rencontrer mon mentor et amie oiseau Gaby VDS, pilote de parapente professionnelle et monitrice de ski. C’était l’une des meilleures speed-riders au monde, filles et mecs confondus, en particulier sur les pentes raides.
Gaby était visionnaire et on a commencé à utiliser nos petites ailes de vitesse, non seulement pour la descente, mais aussi comme véhicule d’approche pour l’ascension du Mont Blanc. Depuis l’aiguille du Midi, on s’est rendu compte qu’il était possible de survoler le glacier et d’éviter des heures de marche périlleuses à travers les crevasses, ce qui simplifiait grandement l’ascension du plus haut sommet des Alpes. La première fois que nous avons skié puis volé depuis le sommet, ce fut une expérience mémorable. Le vent nous avait contraints à skier les premières pentes en face nord, puis, avant de nous retrouver sous les énormes séracs menaçants, on a tout simplement décollé. J’ai perdu Gaby dans les airs et je me suis retrouvé à voler seul dans cette immensité. J’ai atterri près de l’autoroute dans des herbes jusqu’à la taille. Je me suis rarement senti aussi vivant.
Comment ont réagi les locaux à tes élucubrations ?
Tous ceux qui sont montés à Mama Midi après une belle chute de neige savent à quel point la course aux premières traces peut être compétitive. Pour moi, cette nouvelle approche a éliminé beaucoup de précipitation et d’anxiété. Au début, les potes se foutaient de moi avec mon gros sac. Du genre : Tu pars camper, Bird ? Mais en définitive, l’ajout d’une petite aile en plus de tout l’équipement nécessaire en haute montagne (corde, harnais, crampons et piolets) n’a pas changé ma façon de skier. En revanche, j’ai rapidement commencé à élargir mes choix quant à la manière de rejoindre la vallée.
C’est comme si c’était hier. C’était un de ces matins de folie où la face nord était gavée de neige avec de super conditions pour le ski de pente. J’étais avec les masters Ross Hewitt et Paul-Edouard “Papy” Millet. Ils ont skié les premiers et j’ai suivi dans une poudreuse 5 étoiles et je les ai rejoints en hurlant au niveau du rappel. Il y avait peu de vent et les conditions de vol étaient excellentes. Je leur ai dit au revoir au moment où ils plongeaient en rappel de l’autre côté. Quand la deuxième salve de skieurs est arrivée, ils ont dû être surpris de me voir préparer mon aile à ce drôle d’endroit. Voilà un bien bel honneur de partager ce moment avec deux snowboarders de renommée mondiale, Jonathan Charlet et Victor de Le Rue, accompagnés du célèbre guide et moniteur de parapente Medhi Bidault. Je me retrouvais entouré de personnes que je respectais et que j’admirais. Et tandis que je prenais mon envol vers la falaise de glace, effectuant un tonneau dans l’abîme mystique et brumeux, les mots réconfortants de Medhi résonnaient à mon oreille “Yo Bird, take care”, (Gaffe à toi, Bird).
Le speed flying/riding est considéré comme une discipline très dangereuse. Tu as toi-même frôlé la correctionnelle à plusieurs reprises. Quelle est ton opinion à ce stade ?
Couper les angles peut s’avérer dangereux, en particulier quand ça va vite. Lorsque j’ai commencé, il n’y avait pas vraiment d’encadrement, et comme j’étais essentiellement autodidacte, j’ai appris de mes erreurs, parfois assez lourdement. J’ai également du mal à apprécier le rêve éveillé, cet état lié à la fluidité que beaucoup d’entre nous adorent quand ils font du ski de poudreuse. Le vol, même s’il peut sembler moins exigeant physiquement, est multidimensionnel, avec plus de variables et de risques à prendre en compte, ce qui nécessite une sensibilité accrue. À Chamonix, avec le téléphérique, c’est presque normal pour un accro du speed-riding de faire 5 à 10 descentes de l’aiguille du Midi dans la journée. Le danger pour moi, c’est de ne pas rester dans le moment présent et de perdre ma concentration.
J’espère avoir appris de toute cette douleur accumulée. J’espère pouvoir rester dans l’instant, faire confiance à mon intuition et suivre mon cœur. Être capable d’écouter l’instant est un travail continu et je dois continuer à m’entraîner. Pour cela, il vaut mieux être en vie et je le suis, alors je me réjouis déjà de la saison à venir.
Suite à ces accidents et à la dangerosité du speed-ride, penses-tu toujours que c’est une activité qui va transformer la manière de skier et d’aborder la montagne ?
Il ne s’agit pas d’accidents, mais d’une certaine perception de la montagne. À bien des égards, je pense qu’allier vol et ski nous sécurise en montagne. Au cours des cinq dernières années, il y a eu des progrès considérables en speed-riding et dans l’utilisation d’ailes de toutes tailles. Non seulement la technologie des voiles s’améliore, mais des instructeurs professionnels, comme la française Cyrilde Pinard à Chamonix, permettent d’enseigner le speed riding. Aux États-Unis, de très bonnes écoles se développent également pour l’enseignement du speed-flying, et nous voyons de très bons pilotes apporter leurs compétences de vol en Europe. Ce qui permet ensuite de perfectionner également les compétences en speed-riding.
L’évolution de ces sports est en marche. Il est fascinant de voir à quelle vitesse les “gars” progressent et ce qu’ils (ou elles) réalisent à ski. Le vieil adage chamoniard qui dit qu’il ne faut surtout pas suivre une trace quand on ne connaît pas le secteur est plus que jamais d’actualité. Désormais, de magnifiques courbes peuvent se terminer par une ligne droite vers le monde sans retour. Vous aurez alors intérêt à avoir votre propre voile si vous ne voulez pas remonter à pied.
Les pratiques évoluent et il faut s’adapter à notre environnement. C’est comme lorsque les skis se sont élargis et que les rockers sont arrivés, cela nous a permis de skier des pentes raides en poudreuse plus tôt dans la saison. Les ailes sont également un moyen de nous adapter, notamment avec le changement climatique, la fonte des glaciers et le recul de la neige. Comme disait Babs Charlet, il faut skier le meilleur et se foutre du reste ! Je ne serais pas surpris que les topos commencent à indiquer des aires de décollages.
Tu as donc eu une certaine influence sur les nouvelles générations. Qu’en penses-tu ?
C’est un peu surréaliste pour un gars originaire d’une petite ville paumée du nord-ouest des États-Unis d’avoir eu un impact, aussi minime soit-il, sur la manière de se déplacer en montagne. Ces ailes dans le dos étaient peut-être ma destinée puisque j’ai été conçu par un père pilote de chasse. Mais c’est surtout l’amour et l’accueil de ma famille chamoniarde qui m’a permis de devenir ce que je suis. Alors, je suis heureux d’avoir donné un peu en retour.
Je pense à Edgar Pascal et Papy Millet, qui balancent des virages en poudreuse avec une voile au-dessus d’eux dans des endroits incroyablement raides. Il y en a d’autres qui dévalent des lignes classiques et utilisent des parapentes pour sortir. Comme les ambassadeurs Black Crow, Damien Arnaud et Ross Hewitt qui ont skié l’aiguille du Plan sans rappel avant de s’envoler en parapente. Ou encore d’un autre ambassadeur, Kevin Guri qui décolle du glacier Rond et du couloir des Cosmiques également avec un parapente. Tout ce que je peux faire, c’est m’asseoir et sourire avec une pointe de jalousie, en regardant ces lignes de rêve.
Et l’avenir ?
Peut-être que la boucle est bientôt bouclée, mais il y a toujours de nouvelles frontières. Je me souviens qu’à une époque, la chose la plus radicale était le saut à ski. C’étaient les premières compétitions à ski et plus tard c’est carrément devenu du vol à ski sur d’immenses tremplins. Il semble naturel que nous volions désormais à ski à travers les montagnes. Aujourd’hui, alors que le monde est devenu plus petit et que le ski de poudreuse devient une ressource limitée, c’est beau de voir cette évolution de notre réalité grâce aux ailes. Le ski est la base et le ski de poudreuse sera toujours notre choix premier, mais au printemps, il y a fort à parier que je prépare un combo de rêve qui, je l’espère, comprendra de la baguette et du fromage qui pue. D’ailleurs, qu’est-ce qui est plus dangereux pour les enfants d’aujourd’hui, apprendre à skier et à voler, ou se réveiller avec un écran dans les mains, déconnecté de la nature dans ce brave nouveau Metaverse de l’IA ? Rappelez-vous, les enfants, que voler n’est pas vraiment difficile jusqu’à l’atterrissage. Gardez vos yeux d’oiseau grands ouverts et déployez vos ailes !
Un grand merci à la famille de Cham et à tous les travailleurs de Mama Midi.
Un grand merci à Will Burks, Valentin Delluc et Ugo Gerola dont les compétences en matière de vol et de speed-riding sont une source d’inspiration permanente.
Crédits photos:
Les photos de Mathew Tufts faisaient partie d’un reportage sur le speed-riding pour le magazine The Ski Journal, 17.1. https://www.theskijournal.com
Mathew Tufts -IG @mathew_tufts www.mathew-tufts.com
Jamie Petitto www.jamiepetitto.com – photo d’ouverture cosmique.