Ross Hewitt revient sur quelques aventures partagées avec son ami et compagnon de cordée Christophe “Tof” Henry, disparu l’automne dernier avec le guide Juan Señoret sur le volcan Puntiagudo au Chili. Les souvenirs de Ross mettent en lumière l’amitié des deux hommes et leur complémentarité en montagne et particulièrement lors de leurs sessions “d’entraînement” sur la face nord de l’aiguille du Midi. Précisons que ces récits prennent pour décors des pentes abominables encerclée de roche et de glace que l’énergie communicative de Tof transformait en un vaste living-room. Plein sourire avant d’attaquer le dessert.
Tof aimait skier le premier. Il allait vite et il engageait. À l’instar d’un pilote de chasse, il avait compris que l’énergie cinétique éloignait les problèmes. Quand vous perdez de la vitesse, vous devenez vulnérable. Un matin de mai 2019, nous avions prévu de skier le col du Plan. Il avait neigé la veille et la face était plâtrée. Si on pouvait s’attendre à du beau ski, on allait aussi devoir faire face à quelques instabilités de surface, mais rien d’extraordinaire. L’idée était de rejoindre le vrai col et d’évaluer la neige en s’assurant avec une corde.
Après être arrivé au sommet de l’aiguille du Midi par la première benne, j’ai chaussé en tête à la sortie du tunnel et effectué quelques belles courbes dans la face nord avant de longer l’arête. Tof est passé en trombe et m’a dit qu’il voulait essayer le Tournier. J’avais à peine dit “si ça marche, ce sera énorme” qu’il déclenchait une non moins énorme plaque. Quelques instants plus tard, mon téléphone sonnait. C’était lui.
“J’ai besoin de toi mon pote.”
“Ce n’est pas aussi simple”, ai-je répondu. “Ça a cassé jusqu’à la glace. Je dois attendre quelqu’un avec un autre brin de 60 m et faire un ancrage”.
Pendant un moment, je me suis demandé si je devais y aller ou insister pour que Tof remonte. Je savais que le reste de la face serait bon, loin de l’arête sommitale surchargée. Après quelques minutes d’attente, Bird est apparu avec une corde. Je me suis mis au travail en creusant 1,5 m jusqu’à la glace pour faire un abolokov. J’ai rejoint Tof sur l’épaule, tout content de me voir. Pendant quelques secondes, nous avons profité du soleil avant de nous concentrer à nouveau sur le ski. L’épine étalait un magnifique rideau de neige lisse qui se skiait merveilleusement jusqu’au sommet du couloir. Nous avons rejoint un petit rappel menant au couloir de sortie. Là, nous avons découvert avec bonheur une bande de neige d’un mètre de large posée sur de la glace à travers la cheminée reliant les couloirs supérieurs et inférieurs.
Bird a passé une journée de contemplation là-haut sur l’arête Midi-Plan au large de Mama Midi suite à la mort d’un ami. Puis, il a perdu la notion du temps, son téléphone est tombé en panne et il a manqué la benne de retour. Invisible en ville et sans réponse de sa part, j’ai demandé au PGHM d’aller voir – et puis vers 20 h 30, il est soudainement apparu. Il avait réussi à prendre une benne tardive d’ouvriers.
Tof avait ce regard sauvage et ce grand sourire d’émail. Je savais ce qu’il avait en tête. Sur la glace blanche abrupte, sans neige pour offrir de la résistance, il est passé de 0 à 90 km/h avant de disparaître dans une explosion de poudreuse en faisant claquer ses skis pour s’arrêter. C’était mon tour et j’ai dû chasser les souvenirs de Fransson qui, ici même, avait cassé une fixation avant de partir heurter la paroi.
Andreas Fransson, 1983-2014, suédois, grand skieur de pente et bon montagnard qui aimait s’entraîner sur la face nord de l’aiguille du Midi. Décédé à Monte San Lorenzo (Chili) avec le canadien JP Auclair 1977-2014.
J’ai visé la neige vierge en contrebas et Tof n’a été qu’un éclair lorsque je l’ai dépassé. Je suis entré plein gaz dans la poudreuse et j’ai mis le frein à main, chaque muscle tendu pour m’arrêter. Alors que la neige me calait, Tof riait à gorge déployée. “Je pensais que tu allais t’arrêter plus haut et tu es passé comme une balle !” À quoi, je répondis, “Tu ne m’as pas laissé de place !”
Papa foudre
Au fil des saisons, nous avons beaucoup skié ensemble. J’ai skié plus de pentes sur la face nord de l’aiguille du Midi avec Tof qu’avec n’importe qui d’autre, heureux d’avoir un compagnon de cordée qui partageait la même approche. Notre hédonisme mutuel impliquait de fêter une fois rassasiés et de pouvoir prendre du recul sur la montagne afin de revenir plus en forme. Nous avions aussi le même modus operandi en montagne – rester concentré et maintenir la garde haute, aller vite, minimiser le temps d’exposition et se détendre au bar.
Certains ont pu le trouver froid ou inamical en montagne. Pourtant, loin des cimes et du danger induit par les skieurs en amont, Tof avait une nature douce et sensible, cela sautait aux yeux quand on le voyait jouer avec Jules, son fils. Avec Tof, on était sûr de ne pas se faire skier dessus par d’autres skieurs. Il se tenait bien droit et faisait comprendre à tous ceux qui envisageaient de prendre la même ligne qu’ils devraient nous laisser beaucoup d’espace.
Down to sours
Puis le Covid est arrivé et la France a connu l’un des confinements les plus sévères avec quelques variations régionales. Les autorités de Chamonix ont décidé de garder tout le monde loin des montagnes afin d’éviter que des lits en soins intensifs ne soient occupés par de la traumatologie. Nous étions autorisés à sortir de chez nous une heure par jour, mais nous devions rester dans un rayon d’un kilomètre et ne pas gagner plus de 100 mètres de dénivelé. J’habite juste à côté d’un bâtiment de la police et il était inutile de vouloir échapper à la règle. Nous avons donc passé la plupart du confinement dans le jardin à profiter de la vague de chaleur hivernale et à boire des whiskys sours. Tandis qu’en montagne les conditions étaient exécrables.
L’hiver suivant, il a neigé, neigé, neigé. Les pros pouvaient s’entraîner sans limite de temps à l’extérieur et les services de secours en montagne étaient las d’appliquer les règles du confinement. Pour autant, les remontées mécaniques françaises sont restées fermées et interdiction d’aller prendre les remontées mécaniques suisses. Du coup, cet hiver-là, on s’est fait la caisse avec beaucoup de randonnées en forêt et en haute montagne. Et finalement, le 19 mai, la France fêtait son redémarrage avec l’ouverture de l’une de ses plus grandes attractions touristiques, l’aiguille du Midi. Là-haut, les choses s’annonçaient bien avec de la fraîche et des lignes gorgées à souhait.
Bien sûr, ce matin-là, l’ouverture a été retardée pour cause de déneigement. C’était prévisible après une fermeture de 7 mois ! Mont-Blanc Radio était là et nous a tendu le micro à Tof, Pappy et moi-même pour partager nos émotions concernant la réouverture. Nous avons exprimé notre impatience avec enthousiasme. Puis ce fut le moment d’embarquer et de suivre notre rituel. Boucler les chaussures à la station intermédiaire, parés à tracer jusqu’au seuil de l’arête pour semer les clingons (ces skieurs qui s’accrochent). Arrivés là-haut, les portes des cabines se sont ouvertes devant une charmante présentatrice de télévision et son cameraman qui espéraient nous saisir en direct. Pas le temps trésor, la neige nous attend ! Le Mallory était incroyable et d’une facile déconcertante depuis la diagonale jusqu’au champ de neige terminal.
Plein gaz
En mai 2023, la neige tombait en abondance sur le massif du Mont-Blanc et les choses commençaient à prendre la tournure d’une saison exceptionnelle à 4000 m. Tof et moi étions enthousiasmés par les possibilités en altitude et de pouvoir en profiter au maximum grâce au téléphérique. En prenant la benne par un matin ensoleillé, nous étions “monstres excités” par la journée qui s’annonçait. Ce qui est le lot commun avant une journée de méga poudrière. Tof était optimiste et pensait que la neige serait restée collée aux 100 m de glace raide et infranchissable au sommet du Mallory, ce qui permettrait d’enchaîner le Mallory, l’Eugster et le Col du Plan. J’étais très sceptique sur le fait que la neige froide ait collé et Tof me rendait nerveux. Je n’arrêtais pas d’imaginer quelle distance on pourrait parcourir en diagonale sur de la glace vive à 60° avant de chuter en perpendiculaire, sans parler de ces bâtons penjabi, reliques de l’ancienne trace, qui émergent par endroits sur la face.
Je déteste avoir à gérer ce genre de situation de si bonne heure. Non centré, l’esprit trop en contrôle, le corps froid, ayant à peine exécuté un virage et prenant de plein fouet la lumière blafarde de la face nord. Ce n’est pas non plus une ligne propre avec ces bâtons penjabi. Ainsi, quelques centimètres d’écart peuvent avoir de fâcheuses conséquences. Je n’ai pas eu à m’inquiéter, à mesure que le téléphérique se rapprochait de la station supérieure, il est apparu que l’entrée du Mallory manquait encore de neige.
Nous nous sommes donc concentrés sur une autre de nos courses préférées, le départ de l’éperon Tournier au col du Plan. Un éperon raide entrecoupé de séracs suspendus avec une belle rampe en diagonale menant au couloir du col du Plan. Les premiers virages depuis l’aiguille du Midi étaient sublimes dans une poudreuse froide avec du sluff. Nous avions le sourire aux lèvres sachant que ça allait être divin. Au sommet de l’éperon, on s’est donné du poing avant qu’il ne s’engage plein gaz dans l’ombre austère de la face nord, dépasse son sluff et, plus bas dans la cuvette, envoie des panaches de poudre dans le soleil matinal. C’était aussi bon que possible et, arrivé au relais, Tof était une boule d’énergie.
Ensuite, en approchant de la dernière marche, nous avons pu voir que la neige dans le couloir de sortie était immaculée, mais la forte pente amplifie le risque de se faire rattraper par son sluff. Tof m’a proposé la ligne, mais avec quelques années de plus au compteur, la discrétion était de mise. Dans son élément, Tof s’est élancé dans le couloir à une vitesse vertigineuse, utilisant toute sa puissance pour garder la maîtrise. C’était vraiment quelque chose à voir. Je me suis dit qu’il s’agissait là d’un homme au faîte de sa forme et de son art. Il alliait équilibre, puissance, force, habileté et capacité à lire le moment exact où il faut tout donner. De retour à la station intermédiaire à 9 h 30, nous avons décidé de faire une deuxième descente et, grâce à Douds Charlet, qui avait généreusement laissé sa corde en place, nous étions de retour au café après une descente encore plus rapide. À 10 h 30, il était trop tôt pour boire une bière, alors on a pris un orangina.
La garde haute
Il fallait s’armer de patience pour voir la Mallory disposée. Les perturbations se sont poursuivies et les quelques heures de clarté annoncées se sont transformées en courte fenêtre. La benne a traversé des nuages denses sur le bas et le haut de la face, nous laissant songeurs. Après quelques virages sous l’arête pour vérifier l’état du manteau, nous étions hésitants. La fenêtre semblait rapetisser et se retrouver perdu plein brouillard dans la Mallory n’est pas une situation que l’on cherche particulièrement. Comme dit l’adage, seul l’avenir permet de savoir si on a fait le bon choix et il était alors impossible de savoir combien de temps la fenêtre se maintiendrait.
Nous savions aussi que les prochaines précipitations pourraient bientôt se transformer en pluie à cette altitude. Je montrais des signes d’impatience et déclarais tout de go : “Allons-y”. Tof répondit :”On fait vite”. Il était sur le point de se mettre en ligne droite sur cette partie glacée quand il a senti quelque chose qui n’allait pas. En inspectant sa fixation, il s’est aperçu que les freins étaient déclenchés. On a mis quelques minutes à réparer et on a opté pour un rappel de 75 m avec deux cordes en série sur un escaper fixé à un abalakov. Je suis d’abord descendu en crampons pour vérifier l’état de la neige, puis Tof m’a rejoint rapidement sur ses skis en rappel. Là, nous avons constaté que notre corde était bloquée.
Incroyable, comment avions-nous fait notre compte ? On s’est amusé de l’ironie de coincer dans un rappel aussi évident. Heureusement, Kristo Baud nous avait vus depuis la benne et est venu décrocher la corde coincée. Nous avions déjà skié la Mallory en 25 minutes et voilà qu’on avait parcouru environ 80 m dans le même laps de temps ! Il nous restait à finir vite. L’épaule s’est bien passée, le couloir était en dalles, la diagonale glacée et la partie inférieure isotherme. Il nous avait fallu plus de temps pour skier la Mallory que pour la gravir en ascension rapide. Mais la cordée travaillait comme une machine bien huilée et ce type de journées vous pique en attendant les grosses manœuvres. Cette fois, le soleil était au-dessus de la vergue et nous sommes allés boire une bière tranquille. J’ai présenté Tof à la famille et on a parlé de nos futurs projets au Chili et en Nouvelle-Zélande.
Face ouest du Mont Blanc – le Benedetti
Plus tôt dans la saison, j’avais skié le couloir de l’Aigle du Petit Mont Blanc et constaté que le Benedetti en face ouest du mont Blanc serait bientôt en condition. En 2015, j’avais skié la Saudan en poudreuse dans le cadre d’une trilogie sur 10 jours comprenant le Cervin et l’éperon de Brenva. Je considère toujours le Saudan comme l’un des meilleurs objectifs d’alpinisme à ski, mais je soupçonnais que le champ de neige suspendu et largement ouvert du Benedetti serait une bénédiction avec une grande paire de skis modernes. Par un après-midi ensoleillé de la fin du mois de mai, sur la terrasse du refuge des Grands Mulets, on s’est trouvé à discuter et à blaguer en buvant une bière brassée sur place. Dans les refuges, il est toujours agréable d’avoir un peu d’espace pour dormir. Au moment d’essayer de trouver les meilleures couchettes dans le dortoir, on s’est marré. “Hé Tof, ce lit double porte ton nom gravé dessus – Christophe… Non, attends, c’est le lit du célèbre alpiniste Christophe Profit !
Debout à 1 heure du matin avec les groupes qui montaient au mont-Blanc afin de pouvoir nous échapper et ne pas risquer d’être coincés derrière des cordées plus lentes sur l’arête du Gouter. Nous avions la caisse et avancions bon train sous un ciel d’encre. Arrivés dans la nuit glaciale au refuge Vallot, on s’est enveloppé dans les couvertures en attendant que la délivrance de l’aube. On est reparti sur l’arête des Bosses au moment où le soleil pointait ses premiers rayons derrière le Mont Maudit, réchauffant nos extrémités.
C’était une belle journée calme, sans vent. On s’est assis au sommet en énumérant toutes les possibilités qui s’offraient à nous. À 9 heures, Tof commençait à s’impatienter et nous avons décidé de partir, en skiant le long de la face ouest, dépassant les premiers alpinistes de la saison, jusqu’à ce que nous arrivions à la Tournette. La neige était bonne, douce mais pas trop. Les yeux de Tof ont croisé les miens pour confirmer : “On y va ?” J’ai répondu : “Allons-y” et nous sommes partis sur l’une des plus belles pentes que l’on puisse trouver en ce monde. La première longueur file sur 1 200 m de ski soutenu à 50 degrés, suivie d’une portion de 1 000 m à 40/45 degrés jusqu’au glacier de Miage.
Le champ de neige suspendu nous a comblés. Sauvage et aérien avec un paysage incroyable de séracs à gauche dans le couloir ouest et les magnifiques couloirs du Petit Mont-Blanc dont les 1 200 mètres paraissent tout petit vu d’ici. Nous avons suivi notre intuition pour trouver la rampe de liaison et avons repéré un piquet métallique confirmant que nous étions au bon endroit. Nous avons skier la rampe et sommes entrés dans le champ de neige inférieur où la neige dure et vitreuse nécessitait de la concentration, mais l’angle était inférieur à 50 degrés et nous avions l’œil après une bonne heure de ski.
Nous avions 10 heures dans les pattes et la fatigue commençait à se faire sentir, mais l’altitude diminuait depuis les quasis 5 000 m du sommet. À mesure que l’oxygène augmentait, nos muscles reprenaient de la vigueur. Après avoir quitté la face, nous avons rejoint le col qui jouxte le refuge Quintino Sella. Tof était aux anges. Il était très fier de cette performance. Il m’a serré dans ses bras et m’a dit : “On a assuré, hein !” Nous avons regardé l’énorme face déformée par l’effet d’angle, savourant le moment avant de continuer la descente vers le refuge Combal et le début de la route.
Nous avons été agréablement surpris de constater que le refuge avait changé de mains et qu’il était désormais ouvert au public. Avec son allure extravagante et son sourire contagieux, il n’a pas fallu longtemps à Tof pour charmer Ingrid, la gardienne. Elle nous a gentiment donné de l’eau, puis préparé un sandwich tandis qu’on se reposait. En fin d’après-midi, son travail terminé, elle nous a conduits à Courmayeur où nous avons juste eu le temps de manger une pizza et de boire une bière avant de prendre le bus pour Chamonix.
Rideau
La neige a continué à tomber alors que nous étions au mois de juin et que la plupart des gens pensaient vélos et plage. On a mis notre dévolu sur la très convoitée Beaumont-Decorps ou diagonale du Maudit, également ouverte par Benedetti en 1983. Je l’avais gardé à l’œil tout l’hiver et, pour une fois, il n’y avait pas de traces de glace sur les sections les plus raides après les spines. Nous avons pris la direction du refuge des Cosmiques et, sur la terrasse ensoleillée, pris un excellent apéritif de fromage, de saucisson et de bières. Les conditions sur les Trois Monts étaient bonnes et il y avait quelques groupes qui se préparaient au mont-Blanc. Nous espérions donc avoir de l’aide pour tracer.
Nous avons attendu que les alpinistes nous rattrapent et leur avons suggéré de prendre le relais pour faire la trace. Mais nous ne savons pas où nous allons”, ont-ils répondu. J’ai pensé : “Bon sang, ça ne s’invente pas” et nous avons continué à avancer, les pieds gelés. Il faisait un froid glacial au col de la Brenva et nous avons enfilé nos doudounes et nos gants chauds avant que la sueur de la montée ne nous refroidisse. Le soleil s’est levé de façon spectaculaire derrière les Grandes Jorasses et alors que Tof se préparait à descendre, j’ai regardé par-dessus l’arête pour constater qu’il n’avait pas du tout neigé de ce côté du Maudit. Il était temps de ranger les skis. Mais la photo reste belle.