Les chèvres des monts Zagros : deuxième partie

Retour en texte et images sur la virée iranienne – datant de 2017 – des ambassadeurs Suisses Arnaud Cottet et Loïs Robatel, accompagnés de JAG et du caméraman Alex Amiguet. Un voyage dans le croissant fertile, là où les hommes domestiquèrent pour la première fois un animal de bétail, la chèvre. C’est donc aux sources de l’élevage que nous entraîne cette expédition, quand le grand merdier a commencé, la fin du paradis terrestre en somme.

Note de l’auteur : Pourquoi avoir attendu si longtemps avant de publier ce second volet ? Pourrait s’enquérir le lecteur. Et bien, sans doute parce qu’il m’a fallu du temps pour réaliser que ce voyage magique avait réellement pris fin.

Le soir, tandis que nous mettons nos affaires à sécher et que nous discutons de la journée à venir, on frappe à la porte. Nos voisins de palier, des vacanciers en provenance de Chiraz, célèbre ville située plus au sud, débarquent dans notre chambre avec des airs de joyeux conspirateurs. Ils dévoilent avec précaution un objet emballé dans du papier journal et nous découvrons une bouteille contenant un liquide d’une couleur familière, du vin. Le liquide maléfique, interdit depuis l’avènement de la République Islamique, est en provenance de chez eux, grande province viticole avant l’arrivée des mollahs. Aujourd’hui, les vignes produisent officiellement du jus de raisin, mais on ne transforme pas une coutume millénaire en un tour de Coran. Nos bienfaiteurs repartis dans un concert de remerciements et d’étroite connivence, nous ouvrons la bouteille avec la quasi-certitude qu’il s’agit d’un picrate premier cru. Erreur ! Il s’agit en réalité d’un nectar tout à fait acceptable qui nous ferait déclamer des vers d’Hafez ou de Sa’di si seulement nous en savions quelques-uns. Est-ce que le parfum d’interdit en exhale les saveurs ? Mystère, mais la bouteille est consommée en deux tours de main et sa chaleur nous enveloppe tandis que nous déambulons dans les rues à la recherche de vraie nourriture et non de pizza ou de kebab.

Antoine JAG
Amir avec les amis de Laax / Amir with good friends from Laax.

Le petit-déjeuner servi au sommet du petit hôtel que nous occupons possède une très belle vue sur les hauteurs qui entourent la ville. Le ciel est au grand bleu et le spectacle des montagnes enneigées est saisissant de beauté. Méditant en mangeant mes œufs durs, je scrute plus attentivement les pentes qui nous font face et prends soudainement conscience qu’il y a de belles possibilités aux abords immédiats de la ville. J’en parle derechef à mes collègues et avec quatre paires d’yeux, nous imaginons différentes voies d’accès pour rejoindre l’objet de nos désirs. C’est décidé, nous partirons là-bas ce matin car l’approche paraît bien plus rapide que tout ce que nous avons pu observer hier.

Antoine JAG
Le vendeur de café itinérant / The itinerant coffee seller.

Après quelques détours et contresens pour tenter de s’approcher au plus près de notre objectif, Armant s’arrête à un croisement pour demander sa route. Le temps de sortir pour regarder où nous pourrions aller, qu’un vieux couple surgit pour nous offrir des verres de lait chaud. Une telle bienveillance nous met de fringante humeur et, après les avoir chaleureusement remerciés et offert une tablette de chocolat suisse – les Helvètes sont venus charger en friandise, nous repartons pour aller chausser un peu plus loin le long d’un pré. Le cœur léger, nous voilà glissant sous un soleil radieux à travers vergers et ruisseaux avec comme ligne de mire tout ce qui s’oriente vers le haut.

Antoine JAG
Amir contrôle la situation / Amir controls the situation.

Arrivés à un promontoire après deux heures d’effort, nous cassons la croûte puis passons une partie de la journée à filmer les facéties de Loïs et Arnaud sur leurs skis. De bien belles lignes enrobées avec grâce par ces gentlemen romands dans des reliefs et des pentes tout à fait dignes des 4 942 kilomètres parcourus depuis Genève. Nous filmons ensuite les ébats de chacun dans cette neige veloutée tout en entamant la redescende vers les faubourgs de la ville. Quoi de plus beau que de skier à travers champs et vergers à vitesse délicate ? Glissant sur une neige douce, entouré par la beauté du monde, nous rejoignons notre lieu de départ en traçant des trajectoires à travers ruisseaux et arbres fruitiers. Une fois tout le monde à terre où nous attend le bienveillant Arman avec un nouvel accueil de thé et pâtes de fruit fourni par nos bienfaiteurs, nous partons dîner avec un professeur d’histoire géographie que nous avons rencontré dans une petite échoppe de miel la veille au soir.

Antoine JAG
Devant l’entrée du café Off Piste / The entrance of the Off Piste café.

Le professeur nous accueille dans sa demeure avec une auguste solennité. Nous sommes présentés à son épouse, sa fille aînée et son fils avec les honneurs de grands voyageurs, puis nous passons à un apéritif de thé accompagné de délicieuses pistaches du pays. Notre hôte est de réjouissante humeur et, sachant que deux de ses invités, Arnaud et Alex, ne sont pas de simples hédonistes, mais également des collègues enseignants le français et l’histoire-géographie en Suisse, la conversation prend des allures de retrouvailles entre confrères. Après avoir épluché la gémellité des méthodes d’enseignement entre les deux cultures, nous le questionnons sur l’importance de la communauté d’origine géorgienne à Fereydunshahr. Nous avons en effet remarqué que de nombreuses boutiques portaient des enseignes en alphabet géorgien et même des drapeaux du pays. À ces mots, le professeur se redresse, croise les mains et prend une profonde inspiration. Nous avions trouvé à qui parler.

Antoine JAG
Arnaud sympathise avec des locaux / Arnaud making friend with locals.

L’émotion est grande, comme si l’histoire commencée il y a cinq siècles sous la dynastie des Sévévides, puis poursuivie sous le règne des Afsharides et des Kadjars était encore vive. Au gré des invasions perse dans le royaume géorgien, de nombreux prisonniers et déplacés ont été conduits en Iran pour finalement composer la plus grande communauté caucasienne du pays (soit entre 100 000 et plus de 3 millions selon les estimations) Parmi les différentes régions où s’établirent ces immigrants, Fereydunshahr fait office de spécificité car la ville et surtout de nombreux villages alentour continuent de parler un dialecte géorgien. Dans les grandes agglomérations comme Téhéran, Espahan, Rasht ou Chiraz où vivent de grandes communautés d’origine géorgienne, si le sentiment d’appartenance perdure, la pratique du géorgien a quasiment disparu. Ici, à Fereydunshahr – où la plupart des descendants sont arrivés pour initier les Perses à la soierie et plus spécifiquement à la culture des vers à soie – la ville étant très isolée, l’intégration a sans doute été plus lente, permettant aux descendants de préserver leur culture d’origine. Sur le terrain de la religion et la conversion forcée au chiisme, notre hôte se fait plus discret. En Iran, de nombreuses minorités religieuses continuent de pouvoir honorer leur culte. Il existe une certaine tolérance intimement liée au développement du pays, comme ce fut le cas avec les Arméniens, les Géorgiens ou les Circassiens qui ont grandement participé à l’essor culturel et économique de l’Iran. Mais c’est une tolérance qu’il ne faut pas trop exposer car elle pourrait attirer les foudres des partisans d’un islam plus rigoriste.

Antoine JAG
Amir au premier plan, Omid au second / Amir on the forefront, Omid on the second.

Après ce dîner aussi délicieux que pantagruélique arrosé de thé des montagnes et d’entreprenantes conversations, nous prenons congé de nos hôtes en nous promettant de nous revoir avant la nuit des temps. Puis, de retour dans notre chambre, nous plongeons dans le sommeil des justes en perspective d’une nouvelle journée de randonnée. Même lieu, même météo, même punition : neige froide le matin et décaillée à midi. Enregistrement de rushs avec Arnaud et Loïs filant à travers les cristaux venus de quelque mer lointaine. Échange de caméras et gamelles et libre cours à la joie de glisser sur cette surface blanche. Nous zigzaguons face à Fereydunshahr. Dessous, les hameaux s’étendent jusqu’aux faubourgs de la ville et les grands champs de neige se fondent bientôt dans les vergers qui annoncent les premières palissades et les délimitations de la civilisation.

Antoine JAG
Benoît Goncerut avec la radio, les juges sont en place / Benoît Goncerut with the radio, the judges are concentrated.

Ce sera notre ultime descente magique de notre virée dans les Zagros. Il est désormais temps de repartir au nord, direction la station de Dizin, dans les montagnes de l’Alborz, à 70 km au nord de Téhéran. C’est là que nous attend Amir Raieszadeh, grand ami d’Arnaud et pilier du projet We Ride In Iran. Ce projet entrepris en 2013 par Arnaud et son compère Benoît Goncerut a pour ambition de promouvoir le ski et le snowboard en Iran et, au demeurant, de faire fructifier le concept avec des voyages organisés en freeride, randonnée ou héliski. Depuis quelques années, cette structure organise également des compétitions de freestyle dans la station de Dizin en partenariat avec Swiss Ski, la FIS et la station de Laax. Arnaud et Benoît étant chacun juge international de freestyle, le premier en ski et le second en snowboard, les passerelles se sont progressivement mises en place sous le voile de la neutralité helvète. Nous allons d’ailleurs avoir l’opportunité d’assister à une compétition de snowboard big air pour femmes et hommes à Dizin. Arnaud y retrouvera Benoît pour coorganiser et juger.

Antoine JAG
La vainqueur / The winner.

Mais avant de rejoindre les faubourgs tentaculaires de Téhéran, passage obligé pour atteindre la chaîne de l’Alborz, nous ferons halte à Kashan pour déjeuner avec Marco, un ami d’Arnaud. Sur l’immense étendue désertique, difficile d’imaginer qu’une ville puisse surgir de terre. Mais Kashan ne surgit pas de terre, elle est la terre. Cette ville oasis occupée par les hommes depuis le VIe millénaire avant notre ère est construite en grande partie sous la terre et les magnifiques demeures traditionnelles qui la composent sont des merveilles d’architectures élaborées pour résister aux chaleurs de l’été. C’est dans l’une d’elles que nous reçoit Marco, un franco iranien qui a préféré rester en Iran pour exercer son métier d’architecte et de peintre. La maison où il nous reçoit a été restaurée par sa mère et lui-même a acquis une demeure de ce type qu’il est en train de retaper. Après avoir serpenté dans un labyrinthe de ruelles où tout est construit en briques de boue, nous pénétrons par une petite porte dans un palais totalement imprévisible. La première impression c’est la perspective. Un premier escalier nous mène à un jardin dessiné autour d’un bassin, puis, en arrière-plan, une structure vient couper le point de vue sur un deuxième jardin du même type. La structure est composée de deux pièces séparées par une alcôve où nous attend un déjeuner tout aussi royal préparé par notre hôte. Tout autour de ces jardins jumeaux sont disposées les pièces de vie, en hauteur et au rez-de-chaussée pour l’hiver et en sous-sol pour l’été. On y accède par de petites portes et un dédale d’escaliers et, chaque fois que l’on pénètre dans une pièce pleine de merveilles esthétiques, une autre surgie derrière. Quant aux pièces en sous-sol, elles sont ventilées par des tours d’aération appelées tours de vent ou badgirs qui attrapent l’air au-dessus des constructions pour créer une ventilation naturelle.

Antoine JAG
La vainqueur féminine (de dos) est félicitée / Congratulations to the female winner (back).

La rencontre impromptue avec Marco restera comme l’un des moments forts de ce voyage. On se retrouvera ensuite à maintes reprises pour skier à Dizin et pour partager de beaux moments à Téhéran. Il viendra même nous rendre visite à Chamonix où l’on découvrira un autre de ses talents, la connaissance de magnifiques poésies perse traduites par ses soins et qu’il récite indistinctement en farsi, anglais ou français. Mais pour l’heure, et bien que nous resterions bien à profiter de l’érudition de notre hôte et cette demeure digne des Mille et Une Nuits en mangeant quelques grappes de raisins sous les grenadiers, il est temps de retrouver Arman qui s’impatiente de nous déposer à Dizin avant d’aller retrouver les siens.

Antoine JAG
Le vainqueur masculin à gauche et Amir à droite / The male winner on the left and Amir on the right.

Après avoir plongé dans les entrelacs des voies rapides qui entourent et transpercent Téhéran, nous rejoignons la petite route de Dizin qui nous mène chez Amir. Après avoir longuement salué Arman, nous pénétrons dans une sorte de penthouse construite sur trois étages où Amir nous accueille comme des princes. Le complexe d’appartements est construit sur le flanc de la montagne, tout en hauteur. Là, dans des grands canapés en cuir noirs et autour d’une grande table de cuisine, nous allons être pris en charge par Omid, le bras droit d’Amir, et littéralement nourris logés pendant cinq jours. Non seulement la bande de quatre que nous formons, mais également une dizaine de snowboarders suisses venus de Laax pour animer la compétition de snowboard. Amir régale. Le matin, nous partons en pick-up pour rejoindre la station de Dizin. Après une vingtaine de minutes de voiture, on rejoint un grand parking au bout duquel se tient une grande palissade. La station se trouve derrière. Même en montagne, les Iraniens privilégient la tranquillité. Une fois franchi le gué, nous rejoignons rapidement l’Off Piste, le restaurant d’altitude que gère Amir, où l’on nous sert gracieusement café, thé et une omelette typique avec des dés de tomates et d’oignons.

Antoine JAG
Compétitrices locales / Local competitors.

Les quelques jours que nous passerons à Dizin seront légèrement voilés, mais nous aurons le plaisir d’assister à cette tant attendue compétition de snowboard big air estampillée FIS. Une compétition mixte où les riders locaux ne démériteront pas face aux charges enfiévrées de la meute de snowboarders helvètes. Amir, au four et au moulin, aura largement œuvré à la réussite de l’évènement qui, en dépit des différences culturelles, se révélera un beau moment d’échange entre riders locaux et internationaux. De leur côté, Arnaud, Benoît et la délégation de la FIS auront jugé l’évènement avec sérieux et permis à deux riders (♀ et ♂) de gagner un séjour à Laax. Tout cela se terminera en apothéose dans le penthouse d’Amir avec une soirée comme à la maison, mais avec de très bons produits régionaux. Nous aurons également eu le temps d’effectuer une petite randonnée entre Dizin et la station limitrophe de Darbandsar, goûtant les belles possibilités hors-piste de ces domaines skiables. Et puis, rapidement, après quelques nuits à Téhéran, il fut temps de rentrer, l’esprit encore émerveillé par ce voyage aux multiples contrastes, de remercier notre hôte. Et si l’on ne devait retenir qu’une seule chose, ce serait revenir, au plus vite.

Antoine JAG
No war zone !

Antoine JAG
Parking de Dizin après la compétition / On Dizin parking lot after the competition.

Antoine JAG
Les Européens en goguette / Europeans on a spree.

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