Cela faisait un moment que La Sentinelle me tournait dans la tête. Comme beaucoup de novices, j’étais effrayé par le dénivelé. Au-dessus de 1 000 mètres de positif, il y a une sorte de barrière psychologique, surtout quand on est chargé et qu’il faut garder un peu de jus pour la descente. En réalité, de nombreux facteurs entrent en jeu. Outre la détermination, il y a la distance à parcourir, le relief, l’état de la neige, les compagnons de cordée, l’heure de départ… Alors au lieu de se faire une montagne d’une Sentinelle, autant lui caresser les flancs.
La première soirée est marquée par la rencontre des participants. Nombreux sont ceux à discuter, à essayer le matériel des sponsors ou à plaisanter comme s’ils étaient les membres d’une grande famille. Débarqué en retard, j’observe cette joyeuse valse en sirotant une mousse. Arrive l’heure du dîner. L’apéro a fait son travail d’ouverture sociale. Ces gens sont finalement normaux. L’atmosphère est joyeuse dans l’ambiance montagnarde de cette grande salle à manger. On m’a déposé en voiture, mais je pourrais tout aussi bien être monté à ski ou en raquettes. Ici, dans le dernier village français avant la Suisse, sur cette route qui relie aux villages de Finhaut et plus loin vers Martigny et le col du Grand Saint Bernard, on est véritablement dans une auberge de montagne.
L’hôtel du Buet est un lieu hors du temps. Voilà 130 ans que la famille Chamel tient l’établissement. Autrefois station de relais pour les voitures hippomobiles (les fameuses diligences), la bâtisse a connu la folle modernisation du XXe siècle avec l’arrivée du train en 1908 ou celle de la fée électricité en 1930. Je regarde les photographies, m’imprègne des murs et imagine tout ce qu’ils pourraient nous raconter. Construite au début des années 1 880 par les frères Maurice et Félix Chamel, cet hôtel pension a vu le jour en prévision de la réalisation de la route carrossable commencée dans les années 1 860, passant par le col des Montets pour relier, quelques kilomètres plus loin, la France et la Suisse. Sur le coin du bar, on peut aussi voir l’attestation de la Commission des Justes délivrée par l’État d’Israël. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, Germaine Chamel a aidé au passage des juifs en Suisse. Alors, en buvant un canon au comptoir, face à ses descendantes, Marie- Anne et Véronique, j’oublie mes insignifiantes petites angoisses concernant la bavante de demain.
Après une courte nuit, le départ approche. Le sac est prêt. L’air a cette douceur printanière du renouveau. L’atmosphère chante le retour des beaux jours. L’impatience de commencer a évacué les effets de l’alcool et c’est donc la tête claire que j’attends la fameuse sonnerie de la conque. Bruno souffle le signal et nous partons skis au dos à travers bois et ténèbres. Les faisceaux de lumière emprisonnent l’attention, les corps se mettent en chauffe. La nuit est propice à la réduction de l’espace-temps. On monte sans effort, à l’unisson de son rythme cardiaque dans le silence de la nuit. Certains discutent, plaisantent, s’arrêtent pour offrir un verre de thé chaud. Toute crainte a disparu. La carapace s’est ouverte et je me sens connecté. Je sais déjà, sans en avoir vraiment conscience, que j’arriverai au bout du chemin. L’énergie de cette joyeuse bande se propage et vient s’unir à chacun. Nos panoplies hétéroclites et la largeur des skis sont néanmoins sans appel, il s’agit bien d’une sortie entre potes. Personne n’est là pour faire le mariole et accélérer le rythme. À moins d’être diminué par tel souci physique ou matériel, on peut avancer sans appréhension. L’esprit est limpide, le corps se relâche, chi va piano, va sano e va lontato.
Avec le lever du jour, nous sortons des bois pour atteindre l’espace minéral de la haute montagne. Peut-on imaginer plus beau spectacle que le reflet lumineux de l’aube sur les cristaux de neige ? Un léger dénivelé à découvert nous amène au refuge de la Loriaz, bâtiment d’alpage construit au début des années 1 600 et devenu refuge en 1976. Là-haut, à 2020 mètres, un ravitaillement de café chaud préparé par les gardiens nous attend. Première surprise du parcours… Cela a parfois du bon de ne pas écouter les instructions avant le départ. Après une bonne pause caféinée, nous repartons en direction du col de la Terrasse (2 648 mètres). La caravane s’étire avant de se retrouver sous le col pour un dernier coup de reins. Arrivés à son faîte, nouvelle petite pause pour enlever les peaux et basculer côté Suisse vers le lac du Vieux Emosson. L’occasion de quelques virages en face nord-est dans une agréable neige froide.
J’avais cru entendre qu’on allait traverser le lac, mais je n’y avais pas trop prêté attention. C’est pourtant ce qui se produit. À proximité de ce dernier, on remet les peaux pour en rejoindre la rive. Je n’en crois pas mes yeux, les gars sont en train de traverser. Depuis le film Dead Zone de David Cronenberg, j’ai une hantise des eaux gelées. Personne ne paraît briser la glace avec 15 kg de lest et des skis en guise de palme pour nager en sous-marin, ça tient. Direction le col de bel oiseau (2 631 mètres), notre dernière montée, soit 400 mètres de dénivelé avant la quille. Diable, c’est là que tu sens que le ratio bringues / randonnées est quelque peu déséquilibré sur l’hiver. Tranquille, à mesure. Le col qui se dérobe finit par nous accueillir avec son comité de skieurs et sa jolie terrasse avec vue panoramique sur un carrefour de massifs et trois frontières. Vin, fromage, charcuterie, les aubergistes ont fait les choses en grand. Il est temps de se poser avec le sentiment du devoir accompli et la perspective d’une longue descente jusqu’à Finhaut, à 1 224 mètres.
Après une juste pause plein soleil avec ma nouvelle bande de potes, il est temps de chausser vers la félicité. 1 000 mètres et des brouettes dans une neige délicatement réchauffée dont la surface croustillante épouse la fluidité des mouvements avec la précision d’une horloge helvétique. Le tout en s’approchant des arbres enveloppés des fragrances d’humus d’aiguilles de pin et des premières fleurs sauvages, jouant avec les ombres et les bustes du relief, traçant des lignes instinctives entre les arbres les plus élevés, puis rétrécissant peu à peu les virages jusqu’aux prémices de la forêt. Il est alors temps de se déchausser et de cheminer dans les taillis jusqu’à la première route et plus loin le village, son auberge et sa bière pression dont les bulles imaginaires excitent les papilles sitôt les skis à l’épaule.
Caravane hétéroclite et joyeuse, saturée d’effort et de soleil, nous gagnons ensuite la gare pour prendre le petit train rouge qui nous conduit à l’arrêt du Buet, soit à une centaine de mètres de l’hôtel du même nom où le chant de la douche nous attire irrésistiblement. Oh joie de l’énergie mentale enlacée à la lourdeur du corps, de la perspective de discuter avec tous ces nouveaux amis, soit une bonne trentaine, le tout en moins de 24 heures. Et voilà des bouteilles tourbillonnantes de vins naturels plus délicieux les uns que les autres apportés par François Régis, guide de son état, qui a sauvé l’évènement en proposant ce parcours pour remplacer celui, initialement prévu, du mont Viso. Et les sœurs Chamel à la baguette, aubergistes dans le cœur, la gouaille franco montagnarde, la gentillesse culottée à la proue d’un comptoir pris d’assaut par les lames de skieurs assoiffés. Quelle tempête, quelle belle soirée.
Peu importe la satisfaction d’avoir franchi deux cols dans la journée et la barre redoutée des 2 000 mètres de dénivelés, demain c’est grand beau et tout le monde est vivant. Alors pourquoi ne pas se rafraîchir les jambes vers le mont Buet… Soit la montagne considérée comme le théâtre de la première ascension en haute montagne dans les Alpes. C’était en 1770, par les frères Deluc, savants genevois et sans doute élégants jusqu’au sommet. Aussi appelé le mont Blanc des Dames, il dépasse tout juste les 3 000 mètres (3 096 mètres), ce qui nous fait un peu plus de 1 800 mètres de dénivelé à partir de notre point de départ. C’est là que l’on peut comprendre l’implication de l’alcool (de l’arabe al-khol, soit poudre antimoine) car au lieu de laisser parler la raison, intimant l’ordre de battre en retraite et de dormir tout son soûl, de s’étirer le matin avant de prendre son petit-déjeuner tranquillement dans l’hôtel vidé de ses occupants en lisant un bon bouquin, celle-ci est repoussée par la hardiesse d’une bravoure exacerbée par le ferment des jus de vin sucrés.
Las, cela ne dure pas et, après le triomphe de la force morale intrépide, la raison doit prendre le relais et, au réveil, après en avoir repris le contrôle, exiger du corps qu’il se lève, se pare de son armure en membrane, enfile des coques en guise de souliers, et y fixe, mais peut-être n’est-ce-là qu’un mauvais rêve, des semelles longues de cinq pieds. Alors, à nouveau engager la montée en se nourrissant de l’énergie de la meute, puis se caler dans le salon de son subconscient avec la fenêtre des sens grande ouverte sur les parfums et les chuchotements du monde.
Avec cette deuxième bavante d’affilée, il faut bien l’admettre, les derniers mètres pour fouler ce large sommet qui toise les massifs du Giffre et des aiguilles Rouges, telle une sentinelle scrutant les Pré alpes, furent teintées d’une légère sensation de calvaire. Rincé, je tâtais d’un goulot battu par les vents, avalais fromage et chocolat dans un ordre si peu orthodoxe qu’il était soumis à l’anarchique et impérieux besoin de sustentation. Puis, m’esquivant de la horde sauvage, je partis suivi d’un compagnon de fortune à travers une neige un peu cuite mais fluide, dans un dédale de protubérances et de formes lascives, longeant les hautes pentes avant de plonger vers le lit du torrent de l’Eau de Bérard et de suivre sa course jusqu’à la buvette de la cascade à Bérard et enfin la piste de la Poya qui mène directement à l’hôtel du Buet et à ses tables animées d’une faune de glisseurs jouissant du bonheur des bienheureux. Alléluia.