La Sentinelle

Bruno Compagnet nous conte La Sentinelle, événement païen dédié au ski de montagne qu’il organise avec Minna Riihimaki, et dont la première édition se tenait à Gavarnie dans les Hautes-Pyrénées.

Je coupe le contact, ouvre la porte du camion et saute dehors pour enfin me dégourdir les jambes après une dizaine d’heures de route. L’atmosphère est étonnamment fraîche pour ce début de printemps.

Plus haut sur la montagne, les choses sont restées hivernales. Le cirque de Gavarnie ne domine pas le petit village du même nom, il semble l’écraser et prêt à l’engloutir tellement les hautes parois sont proches et chargées de neige. Le couloir Swan accroche mon regard et aiguise mon appétit … Il y a tout de même ce petit rappel en bas… Vivre ici c’est vivre avec cette montagne dont la présence est si forte que la plupart des villageois n’éprouvent absolument pas le besoin de s’y promener.

Un chat vient de se faire expédier par une porte qui se referme dans un claquement sec. Il atterrit dans un tas de neige l’air fort mécontent, secoue les pattes avant d’aller rejoindre ses congénères qui pour l’heure apparaissent comme la population la plus représentative du village. Thor me dit que ça lui rappelle La Grave et je me retiens de lui faire remarquer qu’il manque juste un téléphérique obsolète et que la capitale de l’Oisans ferrait figure de station balnéaire à la vie nocturne trépidante face à ce hameau niché au fond de cette vallée borgne des Pyrénées.

Le seul moyen d’accéder à ces pentes de rêves, c’est la marche, la peau de phoque où le boot pack pour les couloirs et la pente raide. C’est peut-être aussi la raison pour laquelle malgré une observation attentive et détaillée, je ne repère aucune trace de ski. Et c’est aussi une des raisons qui mon fait jeter mon dévolu sur ce lieu incroyable pour le ski de montagne. Malgré un bel enneigement, la station de ski est fermée depuis plus de quinze jours. Et quand je m’en étonne auprès du buraliste chez qui je suis venu chercher une carte IGN top 25 Gavarnie, j’obtiens une réponse claire et précise.
– « Et pourquoi et pour qui ça serait ouvert ? Il n’y a plus personne, on ne va pas ouvrir pour les corbeaux… Vous savez ce que ça coûte vous de faire tourner une station de ski ? »
– Heu…
– – « Vous êtes venu faire du ski de randonnée ? Alors vous devez faire attention, il est tombé un demi-mètre ces deux derniers jours. »

Pascal Tournaire, Sentinelle17

Je rejoins les autres dans la petite épicerie restée ouverte. Le tourisme à Gavarnie, c’est surtout estival et pour l’heure la montagne est déserte, impression confirmée par la semaine de préparation autour du cirque où, en dépit des bonnes conditions, les seuls skieurs rencontrés sont les deux gardiens du refuge de Gorriz. Vous êtes tranquilles, il y a peu de chance que la ligne que vous convoitez soit tracée le jour où vous décidez d’y aller. Peio Gaillard, l’un des plus actifs sur le versant nord, pourra vous le confirmer ; les lignes qu’il trace depuis de nombreuses saisons se font dans la tranquillité. C’est d’ailleurs l’un des atouts majeurs de ces montagnes.

Après avoir déchargé du matériel, nous filons chez Eric Barzu qui, en plus de nous avoir donné un bon coup de main sur l’organisation, nous invite à manger une garbure (soupe de choux et de légumes traditionnelle de la cuisine gasconne) chez lui à Betpouey.

Repérage

11 heures du matin, garés sur le parking partiellement déneigé de la petite station de ski de Gavarnie, Layla et moi nous apprêtons à partir repérer l’itinéraire. Il n’y a plus de vent et le soleil brille. L’air est encore frais, mais comme c’est d’ordinaire avec le printemps pyrénéen, tout peut changer en un instant. Un peu plus loin, un club du troisième âge se prépare à une sortie raquette. Difficile de ne pas les remarquer parce qu’ils parlent très fort. Mon sac est lourd : en plus des 60 mètres de corde, j’ai pris un tamponnoir et des plaquettes, quelques coinceurs et des pitons… Résultat d’infos contradictoires et nécessité de bien préparer l’itinéraire. J’ai aussi 5 livres. L’idée est de les déposer dans les passages clefs (la brèche, refuges, ou cols) pour que les sentinelles arrachent une page afin de valider leur passage.

Chaleur et émotion.

Couper des pentes chargées avec un sac lourd sous le regard de Layla en contrebas n’est pas un exercice mental très confortable. Et c’est presque pire quand c’est moi qui l’attends. Je me sens mieux quand nous arrivons au refuge de la Brèche après avoir passé les cascades. Avant de songer à la prochaine pente juste au-dessus du refuge, on dépose le livre, un brûleur et du gaz pour les cameramen.

Passer du côté espagnol, on se laisse glisser sur les neiges molles et collantes du haut Aragon non sans un petit détour par la grotte glacée de Casteret. En fin d’après midi Ivan et Igor, les deux gardiens du refuge de Gorriz, nous accueille chaleureusement.

Pascal Tournaire, Sentinelle17

Je suis vraiment heureux et rassuré, le parcours est une merveille, l’équilibre entre le ski et l’effort est parfait, les paysages sont grandioses… Je pense à tous les skieurs qui viennent de loin et je sais désormais que cet itinéraire justifie leur venue.

De retour dans la vallée, ça me fait chaud au cœur de voir Minna venir à notre rencontre sur son vélo. Après des mois sans rider suite à un gros accident de ski, on a vraiment l’impression qu’elle revit. Nous échangeons rapidement deux trois infos : le parcours est top, conditions de neige optimales, au niveau logistique on est prêt… Un seul petit point noir au tableau, une météo vraiment pourrie pour le week-end. Bon ça, on n’y peut rien. On peut décaler de 24 ou 48 heures, mais ça va être tendu pour les cameramen…

Le temps et la météo.

Le temps suit son cours, émaillé du plaisir des retrouvailles et de nouvelles rencontres. Delphine et Christophe qui s’occupent de notre camp de base, le gîte Oxygène, ont l’art de l’accueil. Les Sentinelles discutent dans le grand séjour transformé en quartier général de l’événement. Le lieu est vraiment agréable. Les Italiens mettent l’ambiance et personne ne semble vraiment stressé par la météo capricieuse avec laquelle il va falloir composer.

De longs moments à consulter les sites météo ainsi que de nombreux appels à un ami de Peio qui travaille à météo France, nous poussent à décaler le départ à dimanche matin. C’est compliqué pour les cameramen qui ont un planning chargé et cela bouscule le programme. Mais chacun connaît les aléas de la météo, seul point que nous ne maîtrisons pas.

Une brèche dans l’espace-temps.

3 h 45, je marche dans quinze centimètres de neige fraîche, mal réveillé et un peu abasourdi par cette météo qui prévoyait une couverture nuageuse avec de belles éclaircies l’après-midi et du beau temps coté espagnol… Autrement dit, la possibilité de donner le départ. Je pousse la porte du gîte, tout le monde est là autour du petit-déjeuner.

Pascal Tournaire, Sentinelle17

La décision est rapidement prise. Avec Minna, depuis des années en montagne, nous n’avons pas besoin de trop parler pour tomber d’accord. Avec ce qui est en train de poser, impossible de donner le départ dans la nuit et nous décidons de décaler à 6 heures…

Paulo, Damien et Didier vont monter à la station pour faire le point… À la demande de Paulo, Capa qui est guide se joint à eux, mais les Italiens bougent comme un seul homme et c’est toute la délégation qui part en reconnaissance.

7 h 30, les nouvelles ne sont pas bonnes : vent et mauvaise visibilité, on annule pour aujourd’hui et on reporte à demain et son beau temps annoncé. Cette décision est difficile car on sait que certains ne pourront pas rester.

9 heures, on monte en voiture sur le domaine skiable pour une petite sortie dans la tempête, prendre l’air et skier entre les plaques à vent.

Conseil de guerre.

Le soir on se retrouve au gîte avec Minna et les guides pour préparer la journée du lendemain. La nouvelle chute de neige et le vent ont changé la donne. Malgré une météo qui prévoit le grand bleu, Paulo et Damien pensent qu’il vaut mieux modifier l’itinéraire. Deux passages expos, les cascades puis les pentes au-dessus du refuge de la Brèche les font opter pour un itinéraire moins ambitieux, mais plus sûr et tout aussi classe. Au fond de moi, je me dis qu’on aurait peut-être pu tenter le coup… Je n’insiste pas. Je sais qu’ils ont raison. Il serait malvenu qu’un participant se fasse coffrer lors de la première… Ni lors des prochaines du reste.

Ce jour-là.

Je marche seul dans Gavarnie sous une voûte d’étoiles qui scintille dans l’air frais. Layla finie de se préparer dans le camion. J’aurais bien dormi quelques heures de plus, mais aujourd’hui, c’est le jour et, quand je pousse la porte du gîte, l’énergie qui s’en dégage emporte immédiatement la fatigue. Delphine s’active autour des longues tables, refait le plein de café noir, recharge les assiettes en crêpes, en pain et en confiture. Certains sont déjà dehors à coller les peaux, à attacher les skis sur le sac à la lumière des frontales.

Minna a distribué les puces électroniques pour que l’on ne perde personne sur ce parcours non balisé. À l’heure prévue, je souffle dans un coquillage (que j’avais trouvé une vingtaine d’années plus tôt sur une plage déserte du Mexique) le son, vibration primitive venue du fond des âges, s’élève et la troupe se met en mouvement.

La Sentinelle est lancée. Je me joins au groupe pour attaquer la montée au refuge des Espuguettes… Le rythme est bon, mais il permet la conversation. Je souris en regardant ce petit serpentin de lumière s’étirant le long des lacets du chemin.

Layla Jean Kerley

Vers 7 heures le soleil vient frapper les cimes les plus hautes. La neige tombée la veille est froide. On ne pouvait pas rêver meilleurs conditions. Je me sens bien au milieu de ce groupe d’amis et de ceux qui sont en passe de le devenir. J’ai déjà vécu des choses fortes en montagne avec pas mal d’entre eux et je me rends compte que j’avais quand même la pression de réussir cet événement. Et aussi parce qu’avec Minna et toutes les personnes impliquées, on voulait créer quelque chose qui ressemble à ce que l’on vit en montagne ou en voyage. Le site apparaît ce matin dans toute sa splendeur. Les visages de ceux qui découvrent le massif de Gavarnie pour la première fois font plaisir à voir.

Didier fait la trace de montée avec les premiers. L’angle d’attaque et le rythme sont bons… Il y aurait beaucoup à apprendre sur l’art du traçage, les conversions, et tout un tas de petits détails techniques que les skieurs alpinistes ont développé en compétition.

Grandes pentes, lignes de crêtes, ski plaisir, seul ou en bande, mais toujours avec le sentiment de partager une belle journée. Le choix des expositions et le relief joueur donnent à chacun la possibilité d’exprimer son ski. Les différentes qualités de neige, mais surtout l’évolution des skis de randonnée permettent à chacun de placer de belles courbes. L’effort consentit à la montée trouve tout son sens.

Je revois Thor, mon ami de Tromso, passer la frontière entre la France et l’Espagne skis au pied par le col de Tucquerouille. Ça lui fera une belle histoire à raconter plus tard à ses petits enfants… Comme toujours dans la glisse, la question de l’équilibre reste au centre de notre pratique… L’équilibre entre l’effort de la montée et le plaisir du ski, équilibre sur la neige. Tout le monde a eu sa part de sensations et de bons moments et, au moment de franchir le dernier col pour plonger sur Gavarnie, je ne vois plus que des sourires. D’ailleurs, ça fait un moment que les Italiens ne sont plus les seuls garants de la joie et de la bonne humeur.

Layla Jean Kerley

J’ai un petit pincement quand je repense à la blessure de Patrick, cheville bien fracassée 200 mètres avant d’enlever les skis… Les narines pincées et le visage blanc, je le revois accepter la malchance de s’être retourné pour s’assurer que tout le monde suivait. Un instant d’inattention et il a heurté de plein fouet cette putain de boule de neige compacte qui lui causera un bel arrachement ligamentaire et d’autres petits soucis. Il est solide et trouve quand même la force de sourire et nous rassure, tout va bien, pas besoin d’hélicoptère. Un mec capable de tuer un sanglier avec un arc et des flèches ne s’arrête pas comme ça.

À la fin du sentier, la terrasse ensoleillée d’un bar situé de l’autre côté du torrent nous attend pour une pinte dont nous rêvons tous… On traverse la rivière pieds nus pour étancher nos soifs et fêter la journée. Plus tard, Minna nous rejoint sur son vélo pour nous dire que Julian a rallumé le BBQ. Les côtelettes d’agneaux nous attendent et c’est tous ensemble que nous passons la ligne d’arrivée. Le Moo et Calsberg ont été généreux. Rassemblés autour du feu, tandis que le soleil décline, tout le monde commence à vider des bières en commentant la journée, avant que la nourriture préparée par les amis ne m’émotionne au-delà des mots…

Je remercie sincèrement Minna pour tout le travail qu’elle a fournit. Je remercie aussi Layla qui, en plus d’être la seule fille à se présenter au départ, aura fait de deux fois le parcours et me supporte dans tous les sens du terme depuis pas mal d’années…

L’accomplissement

Le ski de montagne en autonomie est une expérience humainement extrêmement enrichissante qui va bien au-delà du loisir et de la distraction. L’évolution de cette pratique s’est faite naturellement et c’est ce genre d’expérience couplée à l’envie d’exploration de nouvelles montagnes qui m’a amené à imaginer La Sentinelle. Rassembler une communauté de passionnés autour de magnifiques parcours de montagne à la fois physiques et techniques était aussi un défi que nous voulions relever avec Minna et Layla. La performance ne se traduit alors plus en termes de temps ou de classement, mais dans l’accomplissement du parcours. C’est vraiment un sentiment merveilleux de pouvoir partager ça avec des amis et des personnes rencontrées la veille qui, après quelques heures d’effort et d’émerveillement, deviennent aussi proches que ta famille.

Il est certes parfois difficile de se lever à trois heures du matin, d’affronter le froid, la fatigue et parfois la souffrance, mais il y a aussi la joie de vivre une belle aventure et le bonheur de skier ensemble de la bonne neige dans un cadre sauvage.

Bref on vous donne rendez-vous l’an prochain.

Chamonix le 7 mai 2017

Layla Jean Kerley

Un grand merci aux partenaires :

Norrona
Black Crows
Petzl
Gore Tex
Moo bar (Calsberg)
Sueme
Marie de Gavarnie
OT de Gavarnie

Et aussi à Caroline Gonin, Peio, Paulo, Eric, Oli et Julian.

Articles associés


La Sentinelle V
Les gonzos d’Arolla


La Sentinelle, le voyage intérieur.


La Sentinelle IV
Hôtel le Buet