Là-haut

Le crow Tom Grant, tel une bête trop longtemps claquemuré dans un espace-temps aléatoire, nous livre un témoignage sincère sur les effets d’un confinement brusque et de son épilogue chez un guide habitué à courir librement la montagne.

Near the top of Les Courtes, last run before lockdown / Près du sommet des Courtes, dernière descente avant le confinement. Tom Grant

Cette saison de montagne sera à jamais marquée par sa brutale interruption pour cause de pire pandémie mondiale des cent dernières années. La haute intensité avec laquelle les habitants de Chamonix vivent leur vie impliqua que cette transition soudaine et inattendue d’un quotidien rythmé par des grosses lignes au meilleur de la saison de ski, à un confinement total, se révéla un contraste particulièrement aigu de l’existence.

My Atris on top of the Rond, opening day one / Mes Atris au sommet du Glacier Rond, premier jour après le déconfinement. Tom Grant

Il m’a fallu du temps pour pouvoir l’assimiler. Quand le confinement a été annoncé, j’arrivais au terme d’une phase particulièrement exaltante et exténuante de ma saison. Un cycle de précipitations idéal m’avait permis d’apporter des sessions de ski fantastique à des anciens comme à de nouveaux clients, et je continuais à charger chaque jour où je n’étais pas engagé. C’est ma raison de vivre, c’est ce qui me tire du lit quand je suis encore rincé de la veille. Entrer dans cet état d’esprit, s’accorder aux montagnes, partager mes connaissances et compétences avec mes clients, tisser des liens forts pendant l’aventure. C’est une vie fragile, mais l’expérience est une telle récompense. Ainsi, l’ordre du 14 mars fut un choc terrible pour mon système.

Descending towards the tunnel / En descendant vers le tunnel. Ally Watson

Nous sommes le 14 mars et j’enclenche mes fixations à 3 600 mètres, près du sommet des Courtes. Je procède à mes dernières vérifications et anticipe mes premiers virages. Savourer d’avance une telle ligne est toujours un moment précieux. La montée avait dévoilé la belle couche de neige profonde et deux semaines de ski ininterrompues me laissaient entrevoir une pause salvatrice. Néanmoins, mon esprit et mon corps étaient en pleine effervescence et les excellentes conditions de neige dont nous jouissions redoublaient ma motivation chaque matin.

Entering the Contamine Negri of the Tacul Triangle with Johanna and Ross / L’entrée de la Contamine Negri au Triangle du Tacul avec Johanna et Ross.

Après quelques premiers virages prudents afin d’évaluer la quantité de sluff, j’attendis que Léo me rejoigne. Ces deux dernières saisons, j’ai guidé Léo sur certaines des meilleures descentes de Chamonix, ce qui lui a permis d’accumuler confiance et compétences en ski de montagne. L’observant descendre jusqu’à moi, je savais que cette descente allait constituer l’une des grandes expériences de sa vie de skieur. Cette pensée me combla. Les conditions étaient bonnes avec un bon seuil de tolérance. Je ne me rendais pas vraiment compte que cette descente serait la dernière avant un bon bout de temps pour tous les deux.

Johanna on the Contamine Negri / Johanna dans la Contamine Negri. Tom Grant

Deux mois plus tard, tandis que le confinement en France commençait à s’alléger, je revenais des États-Unis où j’étais resté isolé, d’abord en quarantaine, puis avec mon fils de 7 ans qui habite à Denver. Comme beaucoup de gens de la vallée, cela me démangeait de pouvoir retourner en montagne. La vie avait parfois été stressante et compliquée pendant le confinement et skier de grosses lignes en haute montagne offre une simplicité et une liberté qu’on a du mal à trouver sur le plancher des vaches.

Ross looking for the exit on the Contamine Negri / Ross inspecte l’entrée de la Contamine Negri. Tom Grant

Pour le plus grand plaisir des skieurs de Chamonix, il fut étonnamment annoncé que le téléphérique de l’aiguille du Midi allait ouvrir pendant les week-ends. Cela se traduisit par un joyeux rassemblement des plus fervents skieurs de la vallée. Au cours de ces premières sorties post-confinement, j’étais tellement impatient que j’étais souvent le premier à faire la queue devant le téléphérique. L’excitation et l’entrain des skieurs pour cet indispensable changement étaient contagieux.

Ross setting up the rappel on the Contamine Negri / Ross installe le rappel à la sortie de la Contamine Negri. Johanna Stalnacke

À partir de l’annonce du confinement, le printemps s’avéra l’un des plus chaud et sec jamais enregistré. Parcourant du regard l’état des montagnes, j’eus une pointe de nostalgie en me remémorant certains printemps épiques. Toutefois, il y eut quelques journées où les conditions s’ajustèrent parfaitement en montagne.

Ross rappelling through the exit of the Contamine Negri / Ross ouvre le rappel à la Contamine Negri. Tom Grant

Au sommet du triangle du Tacul, je procédais de nouveau au rituel familier avant de plonger vers une ligne engagée. Johanna Stalnacke et Ross Hewitt étaient à mes côtés et effectuaient les mêmes préparatifs. Au-dessous, une éminence convexe plongeait vers le vide et se terminait sur l’immense paroi d’un sérac. J’étais heureux d’avoir deux des compagnons de cordée en qui j’ai le plus confiance pour me surveiller tandis que j’effectuais les premiers virages sur la face. La neige était absolument parfaite et j’ai commencé à skier plus rapidement, relâchant mes virages en belles courbes. Soudainement, j’étais de retour dans la zone, les tourments et le stress de la vie s’étaient évaporés.

Tom dropping into the top of the Couloir Gervasutti / Tom commence sa descente du couloir Gervasutti. James Clapham

Tandis que les températures réchauffaient et que la montagne s’asséchait, les possibilités de skier de belles lignes s’amenuisaient. Ross et moi étions montés pour ce que nous pensions être notre dernière descente de la saison, une longue journée de ski de montagne, traversant de l’aiguille du Midi au mont Maudit avant de plonger dans la face de la Brenva. Cette face et plus généralement la face sud du mont-Blanc occupent une place particulière dans mon cœur et mon esprit. C’est un endroit particulièrement sauvage, engagé, potentiellement mortel et férocement hostile. Cette arène impardonnable est un lieu où je me suis souvent mis au défi en tant qu’alpiniste et skieur au cours des dix dernières années. Qu’il s’agisse de courses d’alpinisme de plusieurs jours ou de descentes épicées, nombreuses ont été les expériences intenses de ma vie à s’être déroulées sur cette face sud du mont-Blanc.

Ross in the middle of the Couloir Gervasutti / Ross au milieu du couloir Gervasutti. Tom Grant

Je n’étais pas parti avec Ross au col de la Brenva pour tester mes limites, mais pour partager une belle aventure et une grosse journée avec l’un de mes meilleurs compagnons de ski de ces neuf dernières années. En remontant les pentes sommitales du mont Maudit, nous savions que l’horloge tournait si nous voulions que la neige n’ait pas trop réchauffé et que la dernière benne ne nous passe pas sous le nez. Pousser mon corps en altitude fut absolument délicieux et skier le début de la face me procura un exaltant moment d’engagement. Dans une pareille descente, dès l’instant où tu commences à skier, la prudence veut que tu descendes et atteignes la sortie le plus efficacement possible. Cette fois, notre intuition avait été bonne et nous avons glissé sur une bonne neige de printemps de haut en bas. Être de retour sur cette face cinq ans après y avoir skié une ligne avec Ross et Enrico Mosetti donna à cette aventure une saveur encore plus particulière.

Ross climbing up towards Mont Maudit, on route to the Col de la Brenva / Ross vers le sommet du mont Maudit, en route vers le col de la Brenva. Tom Grant

Remonter en peau vers l’aiguille du Midi sous un soleil de plomb en milieu d’après-midi était certes épuisant, mais j’eus tout le loisir de me rendre compte à quel point de telles émotions m’avaient manqué. La fatigue ressentie après une belle aventure est profondément satisfaisante et bénéfique à l’âme. Si cette journée de ski s’avérait la dernière avant un bail, je m’en satisfaisais pleinement..

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