À l’abri des regards

Bruno Compagnet revient sur ses années de maraudes dans les Dolomites ou comment l’amour d’une femme peut mener à l’amour d’un pays.

Photo Bruno Compagnet / 2010
Oli Herren en action.
Oli Herren in action.

Pale de San Martino était un coin génial au début des années 2000. Situé dans les Dolomites mais sans être relié à Dolomites Super Ski et aux grosses usines à neige de la Sella Ronda, ce magnifique domaine sommeillait dans l’oubli relatif, désavantagé par un accès routier long et tortueux.

Pendant des millénaires, l’eau et le vent sculptèrent ces extraordinaires cathédrales naturelles. Jusqu’à ce jour de 1792 où un géologue Français, Déodat Gradet de Dolomieu, membre des Chevaliers de Jérusalem, donna à cette partie des Alpes le nom de Dolomites. Protégé au Nord par le Passo Rolle qui surgit après la belle forêt de Panevegio (dont les arbres fournissent le bois des violons Stradivarius), ces imposantes structures calcaires sont de véritables monuments de l’histoire de l’escalade. Notamment, la famille royale de Belgique venait y assouvir sa passion de l’alpinisme sous la conduite de guides locaux comme les Zagonel ou les Scalet. Ils défièrent ces impressionnantes verticalités pour écrire les belles lettres de l’escalade romantique.

Photo François-Régis Thévenet / 2010
Monsieur Compagnet en action.
Mister Compagnet in action.

Mais ces écrins de roches recèlent aussi un nombre impressionnant d’itinéraires de descente, véritables joyaux du ski de pente raide…

J’ai découvert ce coin et plus tard les Dolomites par amour d’une Italienne (Elena B.) qui, après une saison d’hiver a Chamonix, m’a invité à découvrir cet endroit où elle avait grandi. J’ai de suite compris en voyant ces montagnes qu’elles allaient tenir une place importante dans ma vie de skieur. Les premiers hivers passés là-bas ont constitué pour moi une période de transition. J’avais perdu pratiquement tous mes sponsors et gagné, en contrepartie, une totale liberté. Nous vivions dans une vielle baïta (chalet d’altitude) familiale où nous cuisinions et nous chauffions au feu de cheminée.

Photo Bruno Compagnet / 2010
Sortie du couloir Bourelon
The Bourelon couloir exit

Le matin, dans la maison, la température était négative et un épais nuage de vapeur se formait devant mon visage. Mon premier soin était de rallumer le feu ou de couper un peu de bois avant de lancer quelques tournées de café noir. Pas de go pro ni de shootings, pas de réseaux sociaux non plus, mais du ski tous les jours, de la neige en abondance et un immense territoire à découvrir où les seules traces que nous croisions, avec mon compagnon de ski Léo Barbiroli, étaient celles des renards et des chamois.

Je n’avais pas une thune mais j’étais libre et heureux de continuer à vivre mon rêve de skieur. J’étais jeune encore, je ne savais pas ce que j’allais faire de ma vie et, honnêtement, je n’en avais rien à foutre. Par contre, je savais ce que je ne voulais pas faire. Souvent, je montais en stop à la station. J’étais sale, hirsute et je sentais le feu de bois, la transpiration et l’ail… Cette odeur dont je n’avais plus conscience, mais que les regards pesants de touristes pimpants ne manquaient pas de me rappeler quand je grimpais dans le téléphérique.

Photo Leopoldo Barbiroli / 2007
Bruno dans le couloir Travignoli
Bruno in the Travignoli couloir

J’ai eu la chance de parcourir ces montagnes en compagnie d’une bonne bande de skieurs passionnés qui n’hésitent pas à partager et dévoiler de très beaux itinéraires. Leopold Barbiroli, Herman Crepas et Eric Guirardini furent des partenaires enthousiastes et je ne compte plus le nombre de descentes et de belles journées que nous avons achevées autour d’un plateau de charcuterie et de fromage arrosé de bière ou d’une bonne bouteille de rouge.

De nos jours, les choses ont un peu changé et, comme partout, après une belle chute de neige, tout ce qui est accessible par gravité sera tracé en quelques heures. Mais l’évolution rapide des pratiques et surtout du matériel a ouvert la porte d’un nouveau terrain de jeux. La légèreté des skis, des chaussures et des fixations s’est accompagnée de skis plus larges, de chaussures plus rigides et de fixations plus fiables. Le ticket d’entrée pour skier ces couloirs parfois cachés n’est plus aussi élevé, tant physiquement que techniquement. Néanmoins, la recherche de nouveaux itinéraires et l’observation attentive et assidue des conditions vous offriront des journées inoubliables. Et si un skieur comme Eric, devenu guide depuis, me parle chaque année des nouvelles descentes qu’il a découvertes, c’est que ces massifs sentent encore bon le paradis.

Bruno Compagnet / 2010
François-Régis Thévenet en action descendante.
François-Régis Thévenet in riding action.

Depuis, j’ai également joué mon rôle de passeur en faisant découvrir ce coin de montagne à pas mal de skieurs et de snowboarders. La liste est longue de star comme Seth Morison ou de guide comme Francois Regis-Thevenet qui y retournent régulièrement avec des amis ou clients. Mais aussi de parfaits inconnus, skieurs talentueux et passionnés venus pour quelques jours où plus longtemps, s’immerger dans ce décor unique qui servait de cadre à nos aventures. Avec le recul, je m’aperçois que j’ai tiré beaucoup de bonheur à partager ces lieux. Après les premiers hivers de découverte où je skiais tel un loup solitaire affamé, j’ai ressenti le besoin profond de partager ça avec d’autres.

Et, en moins de quinze années, on aura vécu des hivers exceptionnels avec des quantités de neige records qui alimentèrent notre passion au-delà des mots et presque jusqu’à la folie et qui m’empêchent encore de dormir la nuit. Aujourd’hui, quand j’écris ces lignes, les larmes me montent aux yeux en pensant à cette chance incroyable qu’on a eue de pouvoir vivre cette période bénie des dieux et qui compte parmi mes plus beaux hivers.

Bruno Compagnet 21 décembre 2018

Siror, Dolomites

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