Liberté, persévérance et rédemption dans le Karakoram

Après une expédition qui finit tragiquement en 2016, le corbeau italien Enrico “MoseMosetti était de retour au Pakistan ce printemps pour skier une nouvelle ligne au fin fond du massif du Karakoram. Il nous raconte cet exploit, avec une première descente incroyablement raide et graphique dans ce massif sauvage. 

blackcrows : Enrico, peux-tu nous raconter comment ce projet de rider une nouvelle pente raide dans le massif du Karakoram a commencé ?  

Tout a commencé par un post sur Instagram il y a quelques années. Je faisais défiler des images un jour pluvieux d’octobre 2020 et cette photo de spines incroyables m’a interpellée. J’ai fait une capture d’écran et je l’ai mise dans mon dossier « rêves ». 

En novembre dernier, alors que je fouillais dans mes vieux fichiers pour imaginer un voyage au printemps, cette photo est réapparue. J’ai commencé à faire des recherches et j’ai découvert l’emplacement exact de la montagne dans la chaîne du Karakoram, ainsi que sa hauteur approximative.  

Ma première fois au Pakistan remonte à 2016, avec mon ami le guide de montagne Carlo Cosi, mon pote de ski de longue date Zeno Cecon, qui vient de Tarvisio, le village où je vis, et mon meilleur ami et photographe Leonardo Comelli. Nous avons skié le pic Laila, en partant une centaine de mètres sous le sommet, et Leo a fait une chute mortelle lors de la traversée finale pour rentrer au camp d’altitude [voir notre Blackmail de janvier 2017 « Fin tragique sur Laila Peak »]

Pour ce projet hivernal, j’ai été rejoint par Davide Limongi, un vieil ami et partenaire d’escalade de Tarvisio, ainsi que par Giovanni Zaccaria, un guide de montagne qui vit dans les Dolomites.

blackcrows : Tu pensais à quoi, en retournant au Pakistan, surtout après ce qui s’est passé la dernière fois ? C’était comme une sorte de revanche pour toi ? Un hommage à ton pote décédé ? Un moyen de surmonter quelque chose ? 

Depuis cette expédition en 2016, je savais qu’un jour je reviendrais dans le Karakoram, au minimum pour rendre visite à mon pote Leo, qui a été enterré sur le chemin du camp de base de Laila Peak. 

Je ne dirais pas que c’était une revanche, je n’adhère pas aux histoires de « montagnes tueuses » ou ce genre de vision anthropomorphique. J’ai toujours été en montagne pour m’amuser, me sentir libre et être moi-même.  

En même temps, je savais que je devais revenir pour gravir et skier quelque chose de significatif en hommage à mon ami. Le sommet que nous avons skié n’avait pas encore de nom – et n’avait peut être jamais été gravi, à confirmer – et nous lui avons donné le surnom de Leo, « Romboss Peak ». 

Ce serait génial de pouvoir dire que cette descente et ce retour au Pakistan m’ont fait du bien, m’ont comblé d’un manque émotionnel, mais je pense que ce serait un mensonge de dire que ça m’a guéri de quelque chose. J’ai eu des sentiments mitigés au sommet, un mélange de larmes et de joie. Disons que j’ai vécu une sorte de rédemption, et une connexion renouvelée avec la montagne. 

Je ne sais pas si je me fais bien comprendre, je pense que c’est ma réponse est confuse, mais mes sentiments à ce sujet sont eux aussi toujours assez confus. 

blackcrows : Beaucoup de crows étaient dans le Karakoram ce printemps (Sam Favret, Lusti, les jeunes chiens fous de Chamonix…), il y a quoi de spécial dans ce coin du monde en ce moment? 

Eh bien, le fait qu’en dessous de 6000/6500m il n’y ait pas de permis à payer pourrait être une bonne raison de se rendre au Pakistan pour faire de l’alpinisme et du ski. Mais je pense que la raison principale c’est qu’il y a des milliers de belles lignes qui attendent d’être skiées dans le Karakoram, et qu’avec un peu de chance, on peut avoir des conditions incroyables à cette altitude. C’est exactement ce qui nous est arrivé cette fois-ci, avec une poudreuse de printemps parfaite… 

Blackcrows : Niveau logistique, c’était compliqué ? Ça se passe comment pour aller jusqu’aux premières neiges ?  

L’accès au camp de base a été assez simple. Depuis l’endroit où la route se terminait, nous sommes montés au camp de base en deux longues journées avec des porteurs, et sur le chemin du retour, cela n’a pris qu’une journée. La limite de la neige commençait à 3700m, et à ce premier camp (4150 m), il y avait déjà environ un mètre cinquante de neige au sol. 

Nous sommes partis avec 28 porteurs pour transporter tout le matériel, la majeure partie du poids étant constituée de nourriture et de kérosène pour la cuisine. Par exemple, nous avons transporté 120 œufs pour les 6 jours !  

blackcrows : Un mot sur le camping hivernal dans le Karakoram ? En quoi le ski est-il différent de tes montagnes natales, les Alpes juliennes ?  

Pour la première mission, la plus grosse ligne (on en a tenté une autre par la suite), nous avions décidé de partir directement du camp de base. Nous avons dû traverser un glacier et la face s’élevait directement au-dessus, sur 1500 mètres. Sur le deuxième sommet que nous avons tenté, nous avons campé à 5100 mètres, et la lutte contre le froid a été rude ! Une nuit, ma Garmin indiquait -38°C ! 

Je suppose que si je devais camper dans les Alpes juliennes, ce ne serait pas si différent, à part l’altitude. Mais 99% des runs que je fais dans mes montagnes peuvent être faits à la journée, même si c’est parfois très long. 

blackcrows : Qu’en est-il de cette fameuse ligne, cette première descente dans le Karakoram, comment ça s’est passé pour atteindre le sommet, et pour le ski ? 

La ligne faisait au total 1500 mètres de dénivelée. Giovanni a emmené ses skis jusqu’au sommet, il a contourné prudemment la première crête et a fait des virages sautés sur la première pente. Davide et moi avons laissé les skis sur une sorte de col à environ 5300m d’altitude. A partir de là, les 500 premiers mètres étaient à plus de 55°, puis les 500 mètres suivants à 45°-50°  et les 300 derniers mètres à environ 40°. C’est un peu comme si on skiait deux faces nord du Lyskamm l’une après l’autre dans la même descente. 

Comme la neige était vraiment bonne, nous avons skié assez détendus. La montée représentait vraiment la partie la plus difficile, surtout parce qu’on n’avait pas très bien travaillé notre acclimatation. Finalement, nous sommes rentrés le cinquième jour au camp de base, avec seulement un jour de nourriture pour revenir. 


blackcrows : Tu peux nous en dire un peu plus sur ta vision du ski de montagne, et sur ce que tu prévois pour la suite? 

Je me suis toujours considéré comme un skieur avant tout, et après seulement comme un alpiniste. J’aime skier la poudreuse tout l’hiver, des journées profondes dans les arbres aux descentes dans des couloirs, mais en même temps j’aime gravir des montagnes, et je dois dire que j’aime bien souffrir. 

Je pense que le ski de haute montagne est la combinaison parfaite de ces trois aspects de ma vie. Parce que j’aime me dépasser et planer. 

Ce qui m’a probablement le plus motivé pour continuer à aller skier des sommets à l’autre bout du monde, et parfois même ne pas même pas y arriver, ce n’est pas le ski ou l’alpinisme. Ça ce sont des excuses pour voyager, pour explorer de nouveaux pays, de nouvelles cultures, gouter à de nouvelles cuisines, entrer en contact avec les gens, marcher et parler avec eux, partager une tasse de thé. Vivre parmi eux et se déconnecter de tout, c’est ce qui enrichit vraiment l’expérience. Et c’est ce qui, je l’espère, fait de moi un meilleur être humain à mon retour. 

Je ne parle jamais à l’avance de mes projets futurs, mais je peux dire que le dossier « rêves » est bien plein, avec des images folles de l’Amérique du Sud à l’Himalaya. 

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