Fin tragique sur Laila Peak

En juin 2016, une expédition italienne composée de Zeno Cecon (Tarvisio – UD), Carlo Cosi (Padova), Enrico Mosetti (Gorizia) et Leonardo Comelli (Trieste) a tenté la première descente intégrale du Pic Laila (6 096 mètres) dans la chaîne du Karakoram au Pakistan : une descente de 1 500 mètres sur 45-55 degrés de pente sur l’une des plus esthétique montagnes du monde. Malheureusement, si la cordée fut contrainte de faire demi-tour à 100 mètres du sommet, la descente fut marquée par la disparition du photographe Leonardo Comelli qui ne put enrayer sa chute à environ 5 350 mètres d’altitude. Une aventure et une tragédie que nous relate le crow Enrico Mosetti, alias Mose.

“Léo est tombé”. La phrase hurlée par mon pote Zeno reste figée dans le froid glacial du Karakoram.
En quelques secondes, je réalise ce qui vient de se passer et ce qui adviendra. Léo est tombé au-dessus d’une barre d’énormes séracs au centre de la face ouest du pic Laïla à environ 5 350 mètres d’altitude. Le temps que Zeno me rejoigne, nous savons tous les deux que nous ne reverrons plus notre ami.

Leonardo Comelli nous a accompagné au Pakistan en tant photographe, mais il était bien plus que “le photographe”. C’était l’un des nôtres, un compagnon de ski et de cordée. Un ami. Pour moi, c’était encore plus fort que cela. C’était un frère.

Nous avons passé les quatre dernières années à skier et grimper à travers les Alpes et les Balkans. Lors des deux dernières saisons d’hiver à Sella Nevea, nous avons partagé maintes fois la même chambre ou le matelas de mon van et surtout cette corde qui nous reliait en montagne. C’était un grand alpiniste et un grimpeur expérimenté, un bon skieur et un photographe talentueux. Un fils et un frère bien-aimé. Mais par-dessus tout, c’était un être radieux, toujours prêt à sourire, à rire, à plaisanter dans n’importe quelle situation et à faire la fête. Je ne vais pas m’attarder sur ces pensées tristes, mais plutôt vous conter les fantastiques moments que nous avons passés ensemble dans le massif du Karakoram.

J’avais dix-sept ans la première fois que j’ai entendu parler du pic Laïla. C’était en 2005 et j’étais tombé sur un article de Fredrik Ericsson sur sa tentative de descente à ski. Ce jour-là, le pic Laïla est devenu un rêve secret. C’est une dent de requin de 6 096 mètres de haut, située en plein centre du massif du Karakoram et dont la face nord-ouest offre une pente magnifique à skier. L’été 2015, j’ai mis sur pied cette expédition et trouvé des compagnons pour la partager : Zeno Cecon, un moniteur de ski et skieur de pente raide, Carlo Cosi, un guide des Dolomites et mon cher ami Leonardo Comelli.

Nous avons quitté l’Italie le 25 mai, nous envolant de Venise vers Islamabad via Istanbul. Douze heures assis dans l’avion avant d’atterrir dans l’aube moite et brûlante de la capitale pakistanaise. Une fois à l’hôtel, nous avons dormi toute la matinée avant de goûter aux premiers délices de la cuisine locale. Notre objectif était de quitter la capitale au plus vite afin de rejoindre le nord de la région du Baltistan. Cependant, dans l’après-midi, nous avons eu un premier pépin : l’ondulateur du panneau solaire, pièce indispensable aux batteries de tous nos appareils électroniques, nous a lâché. Après avoir couru tous les magasins de la ville, nous avons fini par trouver la pièce juste avant la nuit. Ainsi, dès le lendemain, nous avons redécollé et, après un vol bien mouvementé au-dessus des montagnes du Karakoram, atterri à Skardu.

Nous avons passé quelques jours sur place, patientant pour les permis d’accès à la vallée supérieure du Hushe, là où se niche le pic Laïla. Nous avons mis à profit ce séjour à Skardu pour nous détendre : bains extra-froids dans la rivière Indus, cricket avec les jeunes locaux, spectacles des matchs de football et de polo… Mais surtout, nous avons fait plus ample connaissance avec les Pakistanais. Les gens les plus gentils que j’ai jamais rencontré, toujours prêts à vous offrir de l’aide, de la nourriture ou une tasse de thé. Nous avons aussi goûté aux plats régionaux, mais on s’est rapidement rendu compte que ce n’était sans doute pas une super idée.

Une fois le permis en poche, nous avons mis les voiles sur Hushe – un trajet de huit heures de route à travers les profondes vallées et villages du Karakoram à bord d’une Toyota Land Cruiser affichant fièrement plus d’un million de kilomètres au compteur. En route, nous avons fait halte à Kande, le village natal de notre cuisinier Fida. Nous avons offert cahiers et crayons aux écoliers et reçu en retour les sourires les plus heureux du monde, plein de baisers et un déjeuner d’accueil spécialement préparé pour nous.

Le lendemain, nous sommes partis pour 2 jours de marche pour rejoindre le camp de base : une marche entre 3 200 et 4 200 mètres d’altitude, longue de vingt et un kilomètres. La première nuit nous avons fait étape dans les bois de Saicho, pile entre Gondogoro et la vallée du K6 et K7. Nous avons ensuite établi notre camp de base sur les rives d’un petit lac glaciaire à proximité de la moraine du glacier Gondogoro. Notre camp se résumait à deux petites tentes de 2 personnes, une tente de cuisine et une tente mess.

Depuis le camp de base, la vue sur les montagnes était éblouissante. La plupart d’entre elles inconnues, sans traces d’ascension et encore moins de descente à ski. Nous avions aussi en vue l’énorme Masherbrum, la vingt-deuxième plus haute montagne du monde (7 821 m). Seuls étaient restés avec nous le cuisinier Fida et son assistant Ali Akbar. Et il faut savoir que durant tout le séjour, ils n’ont jamais cuisiné le même plat excepté de la viande de chèvre… Oui, j’allais oublier, nous avions une chèvre avec nous, mais elle n’a pas fait long feu…

Nous avons ensuite débuté notre acclimatation avec une marche le long du glacier Gondogoro jusqu’à ce qu’on ait un point de vue – à couper le souffle – sur la face nord-ouest du pic Laïla. Cela nous a aussi permis de repérer notre future ascension : la partie basse étant constamment sujette aux avalanches et aux chutes de séracs, nous avons cherché les alternatives les plus sûres pour rejoindre le haut de la raide face nord-ouest.
Notre dévolu s’est finalement jeté sur la voie espagnole, parcourue par lesdits hispanique lors d’une hivernale. Son avantage est qu’elle évite le bas de la face nord-ouest en faisant le tour par un couloir orienté sud-ouest débouchant à mi-hauteur de la face. Nous pouvions dès lors mettre les skis sur le sac et aborder la montagne.

Cependant, il s’est mis à neiger au moment d’attaquer le couloir et toute l’ascension jusqu’au premier col  en face sud-ouest s’est faite dans le brouillard. Une fois au col, nous avons basculé sur l’autre versant à environ 5 050 mètres. Le soleil a pointé le bout de son nez et on a pu s’engager coté nord-ouest dans une parfaite poudreuse réchauffée, avant de skier une délicieuse “moquette” sur la partie moins inclinée.

Après un jour de repos pour recharger nos organismes et refaire nos sacs, nous étions à nouveau en marche pour une journée en haute altitude. Nous voulions jeter un œil à l’accès au camp 1 et au bas de la descente du pic Laïla. Pour cela, nous voulions grimper jusqu’au col à 5 050 mètres en suivant la voie des Espagnols avant de rejoindre le lieu de notre camp d’altitude.

Nous avons commencé par grimper des rochers faciles sur la partie droite de la chute d’eau, avant de rejoindre la neige et d’enfiler nos crampons pour attaquer le couloir. Une fois au col, avant de traverser une première selle neigeuse, nous avons eu la chance de trouver facilement le relais installé par les Espagnols.

Engagés sur le versant sud, l’accès au col supérieur s’avéra une galère harassante, mais nos efforts furent récompensés par un bel emplacement pour installer le camp I, pile à la mesure de nos petites tentes. Lors de la descente, la navigation entre les séracs sur les flancs du pic se révéla plus difficile que prévu, mais ce fut aussi un bon exercice de navigation. Skier sous ces géants endormis, c’est toujours s’exposer sérieusement. Alors, une fois parvenus sur un terrain plus facile, avec moins de dangers objectifs, nous avons pu nous relaxer et retrouver pleine confiance dans notre tentative à venir. Lors de cette descente, nous avons aussi pu apercevoir la section la plus raide de la face nord-ouest. Si je devais la comparer à une face alpine, ce serait sans doute la face nord du col de l’aiguille Verte, mais suspendu au-dessus d’une barre rocheuse de 1 000 mètres et accroché aux flancs d’une montagne qui en fait 6 000.

De retour au camp de base, Fida et Ali avaient préparé un dîner bien particulier. Une sorte de pizza cuite sans four… Nous n’avons pas osé demander leur secret, mais après cette journée d’effort, elle avait vraiment le goût d’une pizza du pays ! Nous avons passé la journée suivante à nous reposer près du camp : balade sur la moraine, un peu de bloc, capture de quelques timelapses, lecture et préparation des sacs pour le lendemain et notre première tentative vers le sommet.

En marche pour le camp 1 nos sacs à dos étaient d’un poids bien différents. Avec les tentes, les sacs de couchage, le gaz, la nourriture et tout le matériel de montagne, ils affichaient aux alentours de 18 kg. Malgré le poids, nous avons rejoint notre campement en tenant presque l’horaire établi lors de notre première reconnaissance. Là-haut, ce fut un après-midi parfait, le soleil chauffait bien et il n’y avait pas de vent. Après une sieste nous avons pu profiter d’un coucher de soleil en face des géants que sont le K2, le Broad Peak et les Gasherbrum…
Le réveil étant réglé pour minuit et demi, nous avons tenté de nous coucher à dix-huit heures trente… Le plus dur lorsqu’on émerge d’un sac de couchage encore chaud, c’est de glisser ses pieds dans des coques de chaussures de ski froides. Cela m’a bien pris une dizaine de minutes de bataille par pied.
Encore enveloppés dans la pénombre, nous sommes partis vers le sommet en réalisant une grande traversée avant de bifurquer sur une voie différente de celles de nos prédécesseurs. La première et la seconde expédition (respectivement 1 987 et 1 993) avaient suivi une voie en mixte sur l’éperon nord-ouest, puis Fredrik Ericsson, lors de ses tentatives à ski en 2005 et 2009, était parti directement à gauche de l’arrête avant d’encaper droit au-dessus. Quant aux Espagnols, lors de l’hiver 2013, ils avaient grimpé dans l’axe du Camp 1.

Parmi toutes ces voies, nous avons choisi de remonter le centre de la face en diagonale depuis la droite vers la gauche. Cette stratégie nous a menés à la hauteur des premiers virages de Fredrik en 2005. Là où l’arrête se resserre. À environ huit heures du matin, nous étions vraiment proches de cette dernière, mais une section de glace noire à 70°nous a contraints de sortir nos cordes pour tirer quelques longueurs. Leo est passé devant, nous guidant vers l’arrête débouchant à environ 5 900 m d’altitude.
C’était surprenant de s’apercevoir que les cent derniers mètres semblaient bien moins raides que la pente que nous avions à descendre. Une fois sur l’arrête, nous nous sommes retrouvés à devoir faire la trace avec de la neige jusqu’aux hanches : 60 centimètres de sucre recouverts de 10 centimètres de croûte, le tout suspendu sur de la glace bleue inclinée à 55° Nous avons lutté pendant un peu plus d’une heure pour gagner à peine 100 mètres de dénivelé. Le soleil commençait à réchauffer la pente et il est devenu très difficile et très dangereux de continuer plus haut. Personne ne voulait formuler cette évidence, mais il fallait faire demi-tour en dépit du sommet à portée de main. En tant que chef d’expédition, c’est à moi qu’incombait la décision de redescendre. On s’est tous regardé et nous avons su que c’était la seule décision possible. Nous étions allés au maximum, poussant aussi loin que la raison le permettait et je pense que nous avons réalisé quelque chose de beau même si nous n’avons pas foulé le sommet.

Commencer à skier entre 5900 et 6000 mètres d’altitude s’est avéré tout aussi délicat. Après avoir remplacé nos crampons par nos skis en nous vachant sur une broche à glace, nous avons entrepris la descente. Comme toujours, les premiers virages furent les plus difficiles, mais une fois en rythme, nous avons skié la pente supérieure en moins de dix minutes. Une ligne de rêve même si la neige était rugueuse. Du superbe ski de pente raide à l’ancienne.

Pour rejoindre nos tentes, nous devions encore traverser à nouveau la section au-dessus des barres et des séracs de la section inférieure. Durant cette traversée, nous avons franchi plusieurs bandes de glace d’à peine un mètre et, avec l’exposition, ça s’est avéré vraiment tendu. Sur la troisième et dernière partie de cette section, je suis passé devant, suivi de Zeno et Carlo. Leo était le dernier, il a probablement percuté un bloc de glace caché, perdu le contrôle de ses skis avant de tomber en pleine face. Pas un bruit, simplement Zeno hurlant “Leo est tombé”.

Notre expédition et notre rêve du Karakoram se concluaient de la pire des manières. Quelques jours plus tard, nous quittions le camp de base et entamions notre retraite au pays.

Nous tenons à remercier toutes les personnes qui nous ont aidés après l’accident, des porteurs de Hushe et Kande au personnel de l’ambassade italienne d’Islamabad, mais aussi les autorités pakistanaises et notre agence Karakoram Magic Mountain.

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