Matthias « Super Frenchie » Giraud – Ski Base, le jeu de l’amour et de la mort

Le 11 juin 2023, Matthias « Super Frenchie » Giraud a accompli son rêve sur la face nord de l’Aiguille Blanche de Peuterey (4108m). Il a skié le raide du haut de la ligne, puis sauté par-dessus l‘énorme barre de séracs, ouvrant son parachute pour atterrir en douceur sur le glacier en contrebas.

On avait prévu à la base de raconter le dernier exploit de Matthias « Super Frenchie » Giraud à la Blanche de Peuterey sous le double prisme de sa vision à lui, vue de l’intérieur, sa GoPro en somme, avec les émotions en plus, et celle de son ami et filmeur Stephan Laude, qui était comme toujours derrière la caméra du drone ce jour-là et voyait la scène, comme tant d’autres qu’il a filmées, de l’extérieur, depuis sa position au col de Peuterey. 

Et puis en rencontrant Matthias autour d’un café (après avoir revu sa présentation TedX « How to Stick Your Landing » et son film Super Frenchie , on s’imprègne de sa philosophie de vie, et on change de prisme. Car ce qui est le plus passionnant chez cet amateur de neige extrême, au-delà de la prouesse du ski « sur pentes impossibles », c’est ce qu’il nous dit de nousmême, skieurs à la poursuite effrénée d’une passion et d’un plaisir dévorants. 

Quand j’explique à Caroline (la mère de mes enfants) qui je vais interviewer ce lundi à Bastille, elle fronce le sourcil « ah super un type qui tape une falaise en ski base et passe 3 jours dans le coma juste avant la naissance de son fils, c’est surement un gros malin tiens. ». C’est en pondérant cette remarque acerbe que j’attends Matthias Giraud avec un café au soleil. « J‘arrive dans 10 minutes, je suis en train d’aider un monsieur qui a eu un problème dans la rue, on attend les pompiers. » Ça ne sent pas l’égocentrisme à tout crin, un gars qui à peine débarqué à Paris va aider les personnes en détresse a sans doute quelque chose à me dire de la vie, au-delà de sa propension équivoque à sauter des falaises. 

Here comes Super Frenchie

Mais prenons un ou deux paragraphes pour le replacer dans son contexte, en attendant qu’il en ait fini avec son sauvetage urbain. Matthias Giraud est originaire d’Evreux, a grandi dans le sud de la France (il a évolué au ski club citadin de Nîmes et se définit alors comme « un skieur touriste ») et a beaucoup skié autour de Megève, où ses parents avaient un chalet. Parti il y a 20 ans s’installer aux US pour poursuivre la neige de la côte ouest autant (voire un peu plus) que ses études, il hérite rapidement d’un surnom qui va lui rester jusqu’à nos jours. « Je faisais une compétition de big air, et quelqu’un m’a mis un drapeau français autour du cou. J’ai enchainé avec un superman front flip et quand je suis reparti pour le 2ème run, le commentateur a annoncé au micro Here comes super frenchie ».   

Son père est un skieur tardif (avec une haute route Chamonix-Zermatt à son actif, quand même) qui a fait pas mal de parachute dans les commandos, tandis que sa sœur a passé son brevet de pilote à 16 ans. Bref une famille assez aérienne, et Matthias n’y échappe pas. Première voltige à 11 ans, amateur de gros sauts en freeride, il découvre le ski base dans « Pushing the Limits », le film des Nuits de la Glisse qui sort en 1993, avec Mark Twight dans le rôle de Xigor Copeland. « J’ai tout de suite su que c’était pour moi. »  

C’est la rencontre avec Shane McConkey qui lui met vraiment le pied à l’étrier et lui montre la voie. Matthias se met au base jump en octobre 2007, et commence le ski base peu après, en février 2008. Véritable légende du ski, un des premiers athlètes Redbull, Shane avait lui-même été inspiré par Jean-René Gayvallet, qui a le premier mélangé le freeride avec le ski base, notamment en sautant depuis l’Eiger. Preuve que la vie (et le ski) est un cycle, il y a quelques années Matthias fait un double backflip devant le glacier d’Argentière, qui aurait inspiré Jean-René à se remettre au ski base à 60 ans passés… 

Maximisation existentielle 

Quand Matthias vient finalement s’asseoir en face de moi, j’attaque directement avec la question qui me brule les lèvres, ce concentré d’égocentrisme qui fait tiquer ma femme. Il répond en citant Carl Jung (ça commence bien) : « La plus grande tragédie d’une famille c’est la vie non vécue des parents », me voilà déposé et plus nu dans l’arène qu’un gladiateur jeté aux lions. « Quel exemple tu veux montrer à tes enfants ? Qu’il faut rentrer dans le rang, et vivre seulement pour les autres, en s’oubliant jusqu’à n’avoir aucun vrai épanouissement ? L’épanouissement vient de soi, et quand tu as trouvé ce que tu aimes le plus, ce qui te permet de transformer tes rêves en souvenirs, il faut avoir le courage de vivre ta vie pleinement.

Pour Matthias, cet épanouissement consiste à sauter skis aux pieds depuis des pentes impossibles. C’est plus qu’un travail, plus d’une passion, pour lui c’est une véritable vocation. Et même si (c’est mon cas) il peut être difficile de se mettre à sa place, sa philosophie ne peut que parler à l’amoureux de ski, car chacun à son niveau, on a dans notre approche un besoin de neige à assouvir. « Si je négocie avec ma vocation, je me trahis. Ce n’est pas acceptable, et la personne avec qui je passe ma vie ne l’accepterait pas non plus. Bien sûr j’essaie toujours d’équilibrer mes actions pour ma maximisation existentielle, et pour cela il faut bien prendre en compte ceux qui t’entourent. Car si tu n’es que dans ta passion personnelle, il n’y a qu’une dimension à ta vie. Il faut honorer tes passions, que ce soit ta vocation ou ta passion pour les personnes que tu aimes. Ce serait égoïste, il y aurait un manque de respect énorme, si je ne me préparais pas d’une façon très méticuleuse, si je n’avais pas cet esprit d’analyse assidu pour approcher mes projets. » 

Concentration, visualisation, exécution.  

Quand il part en ski base, Matthias respecte un processus de concentration immuable. La vérification scrupuleuse de son matos, de ses fixations de ski à son extracteur de parachute, lui permet de se concentrer. De transiter de cette phase d’observation qui vient avec la montée en rando au milieu des sommets majestueux, pour rentrer dans l’action grâce à la concentration d’une checklist immuable.

Une fois équipé, Matthias visualise ses virages, sa route, l’enchainement. Il travaille en segments, comme pour une ligne de freeride. « Je vais aller skier jusqu’à ce point, du point B au point C, et après le saut c’est peut-être le point F. Tu relies tout ça. C’est une méthode d’approche logique, qui respecte une séquence précise. »

La planification est essentielle dans la pratique du ski base, qui mélange et multiplie (voir exponentielle) les aléas de deux sports à hauts risques. Matthias a toujours une idée principale en amont, mais les conditions changent tout le temps, et il a toujous un plan B, C et « peut être que sur place ce sera le plan E ».

Pour son saut depuis le sommet du Mont Blanc en mai 2019, il avait repéré le spot en hélico avec son équipe, puis avait profité des 2 jours d’approche en randonnée pour bien étudier les conditions. Et puis il peut compter sur les conseils de son guide, le megevois Alexandre Perinet, et du filmeur Stefan Laude, lui-même prof de parapente et fin aérologue. Mais comme il dit « you never know until you go », tu ne sais pas comment ça va être exactement avant d’être à pied d’œuvre, au sommet. La neige, le vent, sont des éléments capricieux et volatils. « C’est ça le plus dur. Toutes nos peurs viennent de nos incertitudes. »

Matthias s’était particulièrement préparé pour le saut du Mont Blanc. « C’était mon premier sérac en ski base, mon premier saut de haute altitude, et c’était très compliqué. » C’est un saut fondateur, qui lui fait passer un niveau dans sa pratique. « Si je n’avais pas fait le Mont Blanc et l’Aiguille du Gouter [en juin 2022], je n’aurais pas pu faire Peuterey. Peuterey c’est une face très raide, très technique à skier. » D’autant que ce jour-là, sous la fine couche de neige qui permet d’accrocher et de tourner, Il y a la glace bleue, qui se révèle après les premiers virages, les meilleurs, pour lesquels Matthias est encore encordé. « C’est ça du vrai ski, il faut s’adapter. C’était magique, de pouvoir faire de la pente raide avec un ski base en bas dans un environnement alpin. »

Un haut fait salué par ses maîtres, Jean-René Gayvallet qui le félicite longuement, et pour qui Peuterey est une évidence du ski base, mais aussi l’un des ouvreurs de la face, Anselme Baud, qui l’avait ouverte en ski avec Patrick Vallençant en 1977. Il commente sur la vidéo YouTube, « bravo, et de cette façon on évite la partie plus technique et plus dangereuse sous les séracs. »

Le ski base c’est du ski, XXL 

« Le plus beau de la ligne, pour moi, c’est le haut » confirme Matthias, qui trouve que c’était déjà bien technique. « Je sais skier en pente raide, mais je ne suis pas un Vivian Bruchez. L’avantage pour moi c’était de skier la partie la plus esthétique de la ligne, sauter et après voler. Quand tu te poses en bas sur le glacier, c’est l’apothéose. »

Pendant que Matthias appelle sa compagne, son fils et tous les proches qui sont au courant de son saut pour les rassurer, Stefan Laude pose le drone et peut lui aussi exulter. C’est dans la boite. « Je suis en apnée tout le long du process, parce que j’ai deux gros stress. C’est un one shot à chaque fois, donc je ne dois pas louper mon coup, et puis bien sûr il faut que ça se passe bien pour Matthias. Le filmeur est souvent le seul témoin en live… Je me souviens de la réaction du caméraman de Shane McConkey dans l’hélico le jour de sa mort. »

La Blanche de Peuterey est une face que Matthias a regardé pendant 12 ans, « elle me faisait tellement peur que je ne pouvais plus l’ignorer, j’étais obsédé. C’est probablement la face, avec le saut depuis le sommet du Mont Blanc, qui m’a fait le plus peur au niveau de ma préparation mentale. Je me réveillais en sueur en plein milieu de la nuit. C’est engagé. » Car le ski base est un jeu avec la mort, surtout sur une face nord comme sur la Blanche de Peuterey, avec la glace raide, et les séracs qui rajoutent une ambiance. « Personne ne veut jouer près des séracs, » précise Matthias. « Shane Mc Conkey en a sauté dans le film Yearbook, Mark Twight aussi en solo, mais c’est très peu fait, on ne s’approche pas des séracs en général, il y a un côté inconnu. »

Nobody is born humble

Pour un saut de ce type, l’engagement et la décision se prennent dès le départ, ensuite ça droppe et plus question de faire demi-tour. Avec l’extracteur du parachute à la main pour une ouverture le plus haut possible, Matthias gère sa marge de sécurité. « C’est là qu’il faut avoir cette approche respectueuse et humble pour maximiser ta survie. Et personne n’est né humble. Comme tout skieur, on passe par ces phases d’arrogance. Mais taper une falaise ça ne s’oublie pas, j’y pense tout le temps. »

Matthias ne se sert pas de la montagne comme d’un tremplin, contrairement au pionnier de la discipline, Rick Sylvester, doublure de James bond dans L’Espion qui m’Aimait en 1977.

Le but de Matthias c’est avant tout de skier une ligne entière, en profitant du parachute pour éviter les rappels, contrairement au speed riding qu’il considère plus comme un moyen de transport. « Pour moi le ski base c’est du ski XXL. C’est comme se faire tracter avec un jet ski dans une vague que tu ne pourrais pas attraper à la rame. C’est du surf à part entière, et là c’est du ski à part entière. » Il faut contrôler ses skis du début à la fin, il faut pouvoir sauter, rester stable, et bien sûr contrôler ses skis en l’air car il y a énormément de vent relatif jusqu’à ce que la voile ouvre, comme le montre bien Hermann Maier qui s’envole à Nagano.

Inspiration montagne 

Après cette ligne, Matthias garde ce regard spécial sur les montagnes, un regard différent du simple skieur, plus aérien. Il avait repéré Peuterey en montant à Hellbronner pour un film avec PVS, et reste toujours aux aguets. « Plus je fais des projets en montagne et plus ma liste s’allonge, en particulier dans les Alpes, qui m’inspirent particulièrement. Ce sont principalement des premières, il y en a beaucoup à faire en ski base, parce qu’on n’est pas nombreux. »

Avoir cette approche multidisciplinaire permet de découvrir, d’élaborer et de défricher. « C’est ce que faisait Boivin. Il mélangeait le base, le parapente, la pente raide, l’escalade, l’alpinisme, c’était l’homme de la montagne par excellence. »

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