Black Crows : ce mont Blanc, c’est un projet que tu as depuis longtemps ?
Oui, ça fait huit ans que j’y pense. En 2010, j’ai sauté depuis l’Eiger. Une fois le saut réalisé, je me suis demandé ce que je pourrais faire après. Et bien… Le Cervin (rires). Donc l’année d’après, j’ai fait le Cervin. C’est passé juste parce que j’ai tapé un rocher juste au moment de sauter et je suis parti dans la face nord en vrille, mais c’est passé. Et donc, après le Cervin, la trilogie alpine classique, c’est le mont Blanc. En alpinisme pur, c’est plutôt Eiger-Cervin-Grandes Jorasses et j’avais regardé un peu du côté des Grandes Jorasses. J’avais vu un truc près du Linceul et un sérac côté italien, mais ce n’était pas assez gros. Donc, je me suis concentré sur le mont Blanc et j’ai fait des repérages côté italien. Mais quand j’ai vu le sérac sous les Roches Rouges côté français, je me suis concentré là-dessus.
Black Crows : Tu as donc attendu les bonnes conditions ?
Oui, c’est très compliqué car tu as toujours du vent là-haut. Cumuler bonne neige et pas de vent, ça n’arrive pas souvent. En observant les parapentistes, c’est souvent en mai ou en septembre qu’ils peuvent avoir les conditions pour se poser au sommet du mont Blanc. Et ça, en général, c’est quand les conditions sont super calmes. En 2013, l’année de mon accident à la pointe d’Areu. C’était un projet où on pouvait mélanger une longue approche avec un peu de ski alpinisme, de la pente raide et du ski base. Donc pour moi, c’était une sorte de marche d’approche avant le mont Blanc. Mais comme je me suis planté, il a fallu tout recommencer et ça a retardé ce projet.
Cette année, début juin, alors que j’étais chez moi aux US, la magie d’Instagramm a opéré (rires). Mon pote Julien Pelloux était monté au mont Blanc et c’était grand beau, pas de vent. Et là, je me suis dit “merde, j’ai raté la journée”, alors j’ai demandé à Julien de m’informer parce que la météo n’indiquait qu’orage et pluie. Il m’a dit que c’était beau le matin et que ça se dégradait avec des tempêtes d’été en milieu et fin d’après-midi. J’ai décidé d’aller voir par moi-même et, comme la météo était mauvaise jusqu’au 16, ce qui remettrait de la neige là-haut, puis beau avant de se dégrader à nouveau, je suis parti le 19. Cela me laissait une petite fenêtre avant le 1er juillet. À partir de cette date, on ne peut plus voler dans le massif car il faut libérer les couloirs aériens pour les secours.
J’ai misé sur les 10 derniers jours de juin. J’ai vu que les 23 et 24 seraient probablement les meilleures journées. Mais comme il est désormais obligatoire de réserver une nuit au refuge du Goûter, on a eu de la chance car il ne restait que deux places pour le 23. On est donc monté pour sauter le 24… Et on a eu des conditions parfaites.
Black Crows : Vous êtes donc monté par la voie classique avec le Tramway du Mont-Blanc ?
Oui, on prit le premier train et, à partir du Nid d’Aigle, on est monté en peau. Mais avant ça, on avait fait une dernière reconnaissance à 6 heures du matin en hélico pour vérifier là où on allait skier et où j’allais sauter. Je voulais voir si la physionomie du sérac avait changé. J’ai pris de nouvelles mesures et je me suis aperçu qu’il ne faisait que 60 mètres et pas 75 mètres comme je pensais l’avoir mesuré la première fois. Je devais avoir mesuré au point d’impact, pas en vertical. Et là du coup, je commence à flipper. Et surtout d’hélico, tout paraît plat. Je ne voyais pas l’angle de la pente sous le sérac. Trop de questions, trop de trucs en tête et c’est limite la panique. Donc, on est redescendu et là, j’avais envie de vomir. Je ne me sentais pas bien. Je pense que c’était le stress plutôt que l’hélico (rires). Et c’est là qu’Alex Perrinet, le guide, m’a soufflé les bons mots. On est allé boire un café et il m’a dit : “On ne sait pas tant qu’on n’y est pas. On monte de toute façon. On passe la nuit au refuge et tu prendras ta décision quand tu seras là-haut.”
J’avais aussi une solution de replis, c’était de sauter depuis l’aiguille du Goûter, mais je tenais vraiment à skier depuis le sommet. Alors, on est monté, on a mis les skis. Et là, je me suis tout de suite senti beaucoup mieux. Cela montre à quel point il est important de se connecter à la montagne, à la nature. Il faut être en immersion pour l’évaluer. L’hélico, c’est un outil super, mais tu es vachement déconnecté, et même si tu as les mesures, tu ne vois pas l’envergure du truc. Mais dès que j’ai mis les skis, j’ai pu me rendre compte des proportions, de la pente, de la qualité de la neige. Et donc même avant de voir le sérac, je savais que c’était bon. J’étais à 75 % sûr que ça allait passer.
On est arrivé à Tête Rousse (refuge intermédiaire, NDLR). On a fait une pause parce qu’on avait 20 kg sur le dos. Il faut garder la tête claire pour sauter et, pour ça, il ne faut pas se cramer. Donc on est monté tranquille, d’autant plus qu’il faisait chaud. On s’est fait des pâtes carbonara et on a attaqué le couloir du Goûter. C’était un peu galère de traverser le couloir parce qu’il faut courir, et là avec 20 kg sur le dos, il n’y avait pas moyen (il y a de nombreuses chutes de pierres dans le couloir, donc il faut traverser le plus vite possible, NDLR). Donc on a marché vite (rire). Ensuite, dans la partie rocheuse, avec les skis sur le sac et le poids, c’était vraiment dur. Mais bon, un pied devant l’autre et tu finis par arriver. Mon objectif était d’arriver au refuge car cela voulait dire arriver au sommet. Le plus dur était derrière nous. Cette montée dans les rochers pourris avec les skis et 20 kg sur le dos, je savais qu’on allait prendre une claque.
J’étais fatigué mais je me sentais bien. Et là, Alex a encore été super cool, parce qu’il m’a aidé à gérer mon effort. C’était plus qu’un guide, c’était un coach. Une fois arrivés, il m’a dit : “tu vas mal dormir ce soir. Je t’ai apporté des boules Quiès, le repas est dans 1 h 30, va faire une sieste, ce sera le meilleur dodo d’ici demain.” J’ai dormi comme une masse pendant 1 h 15, parfait pour recharger mes batteries. À 19 heures, on était couché, mais tu ne dors pas vraiment avant le lever à 2 heures Tu te reposes. J’avais un peu peur à cause d’une tendinite que je m’étais fait à l’entraînement. Mais tout allait bien, je me sentais super bien.
On est parti à 3 h 30, skis sur le dos parce que la neige était super dure et, en arrivant sur le Dôme du Goûter, le soleil s’est levé sur toute la face nord. Je pouvais voir le sérac. Et là, j’étais à 100 % sûr de sauter. Petite bise du matin, mais tout était calme, la neige avait l’air super bonne. Il y avait deux belles traces au milieu de la face. Il ne restait qu’à arriver au sommet. Et comme on était en avance par rapport à l’hélico, on s’est arrêté à Vallot (l’abri Vallot situé à 4 362 mètres, sous l’arête sommitale, NDLR). Là encore, on a pu gérer notre effort parce qu’avec 20 kg sur le dos, l’altitude c’est violent. Ensuite, sur l’arête, il y avait 30 km de vent. Si j’avais vu ça sur le bulletin météo, je ne serais pas monté. Mais en montagne, à moins de risquer une grosse tempête, il faut être là-haut pour pouvoir juger. On a tellement l’habitude d’avoir une intelligence assistée qu’on oublie de se connecter à la nature et à sa propre intelligence instinctive.
À 9 h 45, l’hélico est arrivé et je pouvais voir la neige voler dans la face. Si elle demeurait aussi légère, c’est qu’elle était protégée du vent. Ça m’a servi de manche à air pour mon saut. Par contre l’hélico, dès qu’il était un peu au-dessus, il se faisait brasser dans tous les sens. C’était un vent d’altitude qui devait souffler à 5 000 mètres. Avec Alex, on a commencé à descendre et c’était aussi doux que de la peuf de janvier. Et puis avec le solis, un ski de rando qui skie comme un alpin, ça allait super bien. Des fois, je prends ce ski en station et je taille des courbes. C’est vraiment un ski qui répond, qui a la pêche. Il est parfait pour ce genre de défis.
Black Crows : Et pour le parachute, tu as utilisé ton matériel habituel ?
Comme le sérac était assez court, je ne voulais pas y aller cash avec mon extracteur bloqué derrière, parce que le temps de le tirer, ça rallonge ton ouverture. Tu as des ouvertures qui vont prendre 50 mètres, tandis que si je mets l’extracteur à la main, l’ouverture est de 30 mètres. Mais ça, c’est altitude normale en base jump normal. Donc là, je me suis dit qu’en ski base jump, si tu arrives à fond de boîte, entre le moment où tu tires et le moment où le parachute ouvre, c’est 20 mètres. Ensuite, il faut prendre en compte l’altitude, si on se base sur 30 % d’air en moins là-haut, cela fait en gros une ouverture à 26 mètres. Je rajoute une chute de 10 mètres, ça fait 36 mètres. Sachant que le sérac fait 60 mètres, je me dis que je vais ouvrir à peu près au 2/3 du sérac, soit 10 à 15 mètres avant les rochers. J’aurais l’impression d’avoir de la marge, mais les rochers vont me coller au cul. Donc, il fallait y aller avec l’extracteur à la main.
Black Crows : Et tes bâtons, tu en as fait quoi ?
Au-dessus du sérac, ça fait une rampe, donc Alex pouvait continuer à skier pendant que je sautais, puis on se retrouverait sur le grand plateau. Du coup, je lui ai laissé mes bâtons. On n’a rien laissé là-haut. Quand je ne peux pas les récupérer, j’utilise des bâtons en bambou. Mais c’est dommage de laisser un truc en montagne, même si c’est biodégradable. Donc j’ai donné les bâtons au guide et j’ai pris mon extracteur à la main.
Donc, j’ai attaqué à environ 100 mètres avant le sérac. Mais là, la neige était tout à fait différente par rapport à la poudre du haut. C’était croûté, ça m’a attrapé les skis. Sans les bâtons, tu as moins d’équilibre et j’ai failli tomber. J’ai serré les abdos et les fesses. Donc il fallait que je tourne à droite mais plus j’essayais de tourner, plus mes skis restaient bloqués. Il a fallu trouver le juste milieu pour mettre la bonne pression sur les carres, mais pas trop pour ne pas enfourner et me mettre en l’air. Donc j’étais un peu déséquilibré au take-off avec les skis qui partent à droite et le haut du corps qui part à gauche, mais j’ai réussi à me rétablir et à ouvrir correctement à environ 15-20 mètres des rochers. Après coup, j’ai payé un coup à boire à mon ancien coach de Saint-Nicolas-de-Véroce parce que toutes ces années à bouffer du piquet m’ont sauvé 20 ans plus tard sur une neige pourrie au mont Blanc. Le ski, c’est l’art de s’adapter et parfois c’est l’art de sauver les meubles. Et là, c’était exactement ça. Je n’ai même pas réfléchi à ce que je devais faire pour me sortir de cette situation.
Après ça c’était tout bon. Je suis sous la voile. Je vois le sérac et le sommet. C’était la libération. J’avais du mal à comprendre que c’était vrai, qu’on avait réussi. Quand ça fait tellement longtemps que tu cherches à faire quelque chose, tu as un peu du mal à réaliser. Ensuite, je me suis posé sur le grand plateau. Il y avait deux trois crevasses donc j’ai laissé glisser jusqu’aux traces de ceux qui montent à ski depuis les Grands Mulets (un autre refuge plus adapté aux ascensions à ski, NDLR) où je savais que c’était moins dangereux. Ensuite, Alex m’a rejoint et on a crié comme des gamines. C’était génial. On s’est réparti le matos et on a pu skier par les Grands Mulets. Mais à la fin ce fut le coup de grâce car il n’y avait plus assez de neige pour skier jusqu’au Plan de l’Aiguille (intermédiaire du téléphérique de l’aiguille du Midi, NDLR). Après ce dernier effort, on était de retour à Cham à 13 heures, soit 28 heures passées en montagne.
Black Crows : Le guide, Alex, comment l’as-tu rencontré ?
Alex Perinet, c’est le guide qui m’avait accompagné lors de ma deuxième tentative sur la pointe d’Areu, celle de mon accident. Pour un guide, ce n’est jamais agréable quand tu as un client qui se blesse. Et quand je suis revenu en mars cette année pour une nouvelle tentative sur la pointe d’Areu, il n’a pas pu venir. Il était content pour moi, mais déçu de n’avoir pu être là. Le mont Blanc nous a permis de réaliser un projet positif au lieu de rester sur un accident en montagne. Et puis, c’est le mont Blanc et, pour ceux qui ont grandi ici, c’est la mère de toutes les montagnes. Mais au début, quand il m’a vu partir avec les skis dans la croûte et que ça m’a mis à cul avant de sauter, il s’est fait un flash-back d’Areu. Il me voit disparaître et puis rien. Il voit l’hélico qui vole et toujours pas de voile. Il s’est dit que j’avais tapé. Et puis il voit la voile et il est tout content.
Black Crows : L’équipe de tournage, c’étaient des personnes avec qui tu as l’habitude de travailler ?
Mon pote Stéfan Laude de Fresh Influence devait venir, c’est un peu mon partenaire de montagne. C’est lui qui me suit en speed riding et il est complètement autonome en montagne. Malheureusement, il ne pouvait pas venir le 23. Donc j’ai appelé mon pote Antoine Friou d’Ivress Film avec qui j’étais au collège de Varens. Je l’avais vu en mars et le projet du mont Blanc est venu de façon naturelle. Donc c’est un projet qui s’est développé entre amis. Alex, Stéfan et Antoine. Et puis il y avait Max, un assistant d’Antoine qui est monté jusqu’au bas du couloir du Goûter pour filmer au drone tandis qu’Alex aidait à filmer en steadycam.
Je voulais que Stéfan soit là aussi car c’est mon partenaire de montagne, et s’il ne pouvait pas partir la veille pour des contraintes professionnelles, il avait le temps de monter dans l’hélico le matin. Donc j’avais Antoine et Stéfan au-dessus dans l’hélico. Et quand tu es là-haut, dans tes fixations, avec ton parachute, ton casque, les caméras allumées, que tu as ton pote avec toi prêt à skier de la super peuf et que tu vois au-dessus tes potes dans l’hélico. Vraiment, ça m’a rempli de bonheur. C’est un projet entre amis réalisé à pied, sans rien laisser à part la trace de nos skis. Oui on a utilisé un hélico pour filmer mais c’est un impact mineur. Donc on a fait ça bien, avec élégance et entre potes.
De l’extérieur, tu ne vois qu’un mec rider, mais tu as tous les mecs qui sont impliqués dedans et cela crée une synergie. Je crois que c’est indispensable pour faire des projets comme ça. Il faut une petite équipe, solide et je leur dois une fière chandelle. Moi je n’ai eu qu’à monter à pied, skier et sauter, tout le reste ils l’ont fait pour moi.