Lovely Caroline

Les mousquetaires Tom Grant, Enrico Moseti et Ben Briggs sont partis caresser la face Caroline du mont Aoraki (Cook) en Nouvelle-Zélande. Une voie très engagée et encore vierge de tout skieur en dépit de la fascination qu’elle inspire chez les avides de verticalité. Au menu, pente abrupte, zigzag entre des séracs monstrueux et un rappel à Dieu va, mais surtout des sessions de ski absolues sur une montagne géante du bout du monde.

Skiolets D’Or 2017 Winners – Tom Grant, Ben Briggs, and Enrico Mossetti


Retour à mont Cook / Aoraki pour démystifier Caroline.

2 000 mètres de pente raide en continu ? Je réfléchis à une telle perspective pendant un moment. C’était en 2013 et mon ami et compagnon de cordée Ben Briggs venait de me décrire avec enthousiasme la face Caroline du mont Cook / Aoraki. Le défunt Andreas Fransson, légende du ski de pente, avait justement convié Ben à faire équipe en Nouvelle-Zélande cet automne-là. Ben avait décliné l’invitation, mais nous avions peu de doute quant à l’objectif d’Andreas. Un article d’ISPN datant de 2010 et rédigé par le journaliste Devon O’Neil avait répertorié cette face comme l’une des 10 plus grandes lignes vierge de toutes traces. La hauteur du défi était clairement posée. Des tentatives avaient été réalisées par quelques-uns des plus grands spécialistes mondiaux et une équipe sponsorisée par Red Bull avait vraisemblablement mis un million sur la table pour une tentative avortée. Quant à cet automne 2013, Andreas était finalement parti avec un autre de nos amis de Chamonix, Magnus Kastengren. Mais cette expédition s’était conclue tragiquement avec la chute encore inexpliquée et le décès de Magnus survenu entre le sommet du mont Aoraki et l’accès au versant de Caroline. Je suis cependant certain qu’ils auraient réussi si Magnus n’était pas tombé.

Top half of the Caroline Face with the East Ridge on the right.
Le haut de Caroline avec l’arête est sur la droite.

Tout à fait visible depuis la route qui mène au village de Cook, la paroi de Caroline et le mont Aoraki sont d’importance nationale pour les kiwis puisqu’ils sont représentés sur le billet de 5 dollars du pays. À première vue, Caroline ressemble à un enchevêtrement chaotique d’énormes séracs et de glaciers suspendus. Une recherche internet révèle le changement rapide de physionomie de la face, les séracs pouvant changer drastiquement d’une année sur l’autre. Elle n’a pas été gravie avant les années 1970 quand la cordée composée des Kiwis Peter Gough et John Glasgow en est venue au bout après deux jours d’escalade. Les deux grimpeurs chevelus et anticonformistes avaient alors appelé cette nouvelle ligne, la voie du clit, et d’aucuns peuvent penser qu’il s’agissait là d’une référence à la vague ressemblance de la face avec une vulve. Cette première fit grand bruit et des rumeurs évoquèrent même l’intérêt de cette face pour Walter Bonatti.

Quand, en 2015, je partais en Nouvelle-Zélande pour la première fois en compagnie de Ross Hewitt, nous n’avions pas l’intention de tenter cette face et, si nous en avions parlé, c’était pour évoquer son aspect suicidaire. Notre voyage fut un succès. Nous avions skié notre saoul de belles lignes aventureuses sur des sommets de choix et accumulé des kilomètres de glisse en bonne neige. En étudiant les photos que nous avions prises de Caroline, nous envisagions un itinéraire potentiel qui évitait la plupart des risques objectifs, mais la météo ne nous permit pas de mettre la théorie en pratique. Cependant, nous savions l’un comme l’autre qu’il nous faudrait revenir.

Our line down the Caroline Face. It roughly followed the Clit Route, the line first ascended in 1970.
Notre ligne à travers Caroline. Elle suit grossièrement la voie du clit ouverte en 1970.

Au cours de l’été septentrional 2017, la Nouvelle-Zélande connu un hiver chargé. Cam Mulvey, skieur et alpiniste résidant au village de Cook, nous informa qu’on pouvait difficilement faire mieux comme conditions de pente. Malheureusement, Ross contracta un sévère mal de dos et fut contraint de renoncer. Sans hésitation, je demandais à Ben et à Enrico Moseti, maestro italien tendance punk originaire des Alpes Juliennes, de m’accompagner. Enrico et Ben ne s’étaient jamais rencontrés, mais je n’avais pas de doute sur l’homogénéité de notre groupe. Nous avons tous réservé nos vols et, trois semaines plus tard, nous décollions.

Notre arrivée en Nouvelle-Zélande fut saluée par une semaine de pluie, ce qui nous permit de ruminer à loisir la dangerosité de notre objectif. Je plongeais dans des schémas de réflexion familiers pour y puiser ma motivation tout en pensant à mon fils. Je songeais aussi à Andreas et Magnus et à cette bonne douzaine de copains partis trop tôt en montagne. J’éprouve une certaine lassitude face au risque, ma propre mortalité est devenue plus sensible à force d’être confronté à des tragédies. Néanmoins, l’appel de l’aventure demeure vif et je suis déterminé à agir de manière décisive quand le moment est venu. J’avais totalement confiance dans mes capacités et dans celles de mes compagnons, mais j’étais inquiet face aux risques objectifs que constituent les avalanches et les chutes de séracs.

Nous avons finalement eu notre fenêtre météo. Pendant l’héliportage jusqu’au refuge, nous avons demandé à voler au plus près de la face. Dans la blancheur de la paroi, nous avons repéré une faille au cœur de le gigantesque barre de sérac barrant son milieu. Après deux repérages au pied de la face, nous débordions d’optimisme en constatant que nous pouvions naviguer à travers la barre de sérac sans nous exposer trop dangereusement.

L’alarme s’est déclenchée à minuit et, comme on pouvait s’y attendre, nous avions peu dormi. Après avoir quitté la chaleur rassurante du refuge peu après une heure, nous sommes partis en direction de l’arête est, notre choix pour l’ascension. Le grondement d’une chute de sérac quelque part derrière nous empli l’air froid d’une sourde menace. Les premiers 300 mètres s’effectuèrent dans une pente à 50 degrés dans laquelle nous brassions jusqu’à la poitrine et qui eu pour effet de ralentir notre progression au rythme de la reptation. On peinait en silence, chacun s’interrogeant sur l’éventualité de faire demi-tour. Finalement, nous avons quitté la face pour nous retrouver sur une délicate crête effilée très aérienne. L’exposition et le froid commençaient à nous peser et c’est avec soulagement que nous avons atteint le sommet de l’arête vers 9 heures puis commencé à redescendre vers notre ligne. Après 100 mètres de rappel pour franchir une paroi en glace protégeant l’accès de la face, nous savions que nous étions totalement engagés. Pour notre bonne fortune, nous avions jugé les conditions à la perfection et, arrivés en bout de corde, nous avons atterri dans une neige douce et stable enfonçant jusqu’à la cheville.

Ben putting the track up the East Ridge.
Ben à la trace pour rejoindre l’arête est.

On a pu entamer une session de larges courbes jusqu’à ce que nos cuisses brûlent et constater que nous n’avions skié qu’une petite section de la partie supérieure. Une erreur d’itinéraire aurait pu être dramatique, mais nous avions bien fait nos devoirs et, grâce à la somme de nos expériences personnelles, nous avons pu naviguer rapidement à travers la muraille. Le ski était vraiment plaisant et, sachant que chaque virage velouté nous rapprochait du succès, j’évacuais peu à peu la tension. Arrivés à mi-pente, nous avons skié une veine qui traversait l’énorme barre de sérac du milieu, puis avons posé un ultime rappel de 40 mètres. Après avoir admiré une dernière fois la gigantesque masse de glace suspendue au-dessus de nos têtes, nous avons foncé dans une belle neige de printemps, gagnant des centaines de mètres en quelques instants. Chaque pause pour reprendre nos esprits était l’occasion de chercher notre chemin et c’est finalement Ben qui trouva l’issue avec autorité. Une heure et demie après avoir enclenché nos fixations, nous étions en sécurité hors de la face. Je fus submergé de soulagement et très heureux de la manière dont nous avions skié la face, avec style tout en gardant une marge de sécurité. Nous avions fait le pari de venir en misant sur notre intuition et étions brillamment récompensés.

Enrico skiing in the vastness of the upper Caroline Face. Enrico skiant dans l’immensité de la partie supérieure de Caroline.

Deux jours plus tard, effectuant un brusque demi-tour, nous décidions de revenir en montagne afin de profiter encore une fois de la fenêtre météo. Cette fois-ci, notre appétit s’orienta sur Malte Brun, un sommet abrupt connu pour ces voies d’escalade et encore jamais skié. Notre ligne suivait les 600 mètres d’une voie d’ascension cotée en 4, mais nous étions bien incapables de savoir ce que cette cotation valait en langage Kiwi. Excepté un petit passage clef en glace, l’ascension se révéla presque relaxante après l’intensité de Caroline. Zigzaguant entre les rochers, la descente se révéla à la fois engagée, élégante et intéressante. Après quelques virages tendus au-dessus de grandes barres rocheuses et des portions de désescalade skis aux pieds sur des rochers, on en conclut que cette descente magnifique était plus technique que ne l’avait été Caroline.

Tout allait presque trop bien. Tout en skiant et marchant vers la civilisation, le poison final se révéla sous la forme d’une moraine raide de la taille d’un immeuble que nous avons été obligés de descendre dans un sol meuble et instable sous la menace de blocs gros comme des voitures. Ces dernières années, le réchauffement de la planète a fait des ravages dans les Alpes du Sud, transformant ce qui relevait autrefois d’accès anodins en entreprises incertaines à mesure que les moraines gagnent du terrain.

Ben down climbing steep rubble on the way down from Malte Brun.
Ben en désescalade à travers les débris de la moraine au retour de Malte Brun.

La descente de Caroline constitue la plus belle descente que chacun d’entre nous ait jamais réalisée, mais ce n’est certainement pas le genre d’itinéraire que j’aimerais skier chaque année. Cependant, j’ai trouvé une autre récompense dans mon introspection vis-à-vis de mes limites psychologiques et du fragile équilibre dans la prise de risque. Et puis laisser notre petite empreinte dans l’histoire de l’alpinisme néo-zélandais avait une saveur particulière ; à ce titre, nous garderons toujours en mémoire l’accueil que nous réservèrent des habitants très fiers de leurs montagnes. Grâce à l’étude des photos, nous avions réussi une voie que je considérais trop dangereuse en 2013. Le défi et l’échelle de la montagne nous avaient intimidés, mais nous avions trouvé le moyen de réussir sans jouer à la roulette russe.

Le voyage se termina en chantant ‘Sweet Caroline’ de Neil Diamond’s lors d’une soirée karaoké au village de Cook. Disons que le chant n’est pas notre point fort, cela dit, notre audience était trop éméchée pour nous écouter et puis on s’en foutait pas mal.

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