Les aventures de deux skieurs black crows au Yosemite

Yosemite, Camp IV, El Capitan, des noms qui résonnent à travers une paroi granitique de 900 mètres située au cœur de la Californie. Le mythe de la liberté existe toujours, à condition d’avoir quitté le sol pour partir toujours plus haut en faisant abstraction de tous ces yeux rivés sur vos fesses.

 

Depuis que je me suis sérieusement mis à la grimpe voilà 10 ans, j’ai toujours rêvé d’aller découvrir les falaises de l’ouest américain, m’imaginant sur les plus célèbres parois du monde. Dans mon esprit, un tel voyage représentait l’ultime expression de la liberté et de l’individualité. Quand, à ma grande joie, j’ai découvert que ma compagne Johanna partageait ce rêve, la décision de partir ensemble l’automne dernier a été immédiate.

Tom Grant & Johanna Stålnacke

Johanna a commencé sa carrière de grimpeuse dans l’escalade sportive mais s’est très vite orientée vers des parois plus grandes. En 2009, elle a fait le pèlerinage au Yosemite et a appris les fondamentaux de l’escalade en grandes parois, parfois même en solo. “Le Yosemite occupait mes pensée depuis 2009. À l’époque, je débutais en grandes parois et j’étais loin d’avoir les compétences nécessaires pour toucher la grande dame El Cap. Je savais qu’il faudrait que je revienne à un moment ou à un autre. C’est une falaise qui reste gravée dans ta mémoire, et toutes les histoires palpitantes d’aventures vécues là bas avaient attisé mon envie de retourner dans la vallée.”

En arrivant à San Francisco, nous avons acheté pour 6 semaines de provisions et de matériel de camping dans le magasin de grande distribution Target, véritable institution et icône du consumérisme américain. En fin de journée, après une route longue et ennuyeuse, nous sommes arrivés dans la vallée du Yosemite. Une telle quantité de granite à pic m’a sidéré. Quand tu poses pour la première fois les yeux sur El Capitan, aucun superlatif ne peut rendre justice à la beauté et à l’énormité de la falaise. Notre ambition était de la grimper quoi qu’il en coûte.

La longueur du voyage nous avait un peu tendus, alors, pour calmer nos esprits, nous avons commencé notre acclimatation en simulant l’ascension d’un 5.8 classique dans le noir. Puis, nous avons directement gagné Camp 4 où nous avons été confrontés pour la première fois aux idiosyncrasies et aux règlements rigoureux qui régissent le Parc National de Yosemite. Camp 4 constitue le seul endroit à la fois abordable et convenable pour camper dans la vallée, mais pendant la haute saison, les demandes dépassent largement le nombre d’emplacements disponibles.

Tom Grant & Johanna Stålnacke

Il a donc fallu qu’on fasse la queue dehors, devant le kiosque, toute la nuit, avec l’espoir d’être récompensés par un emplacement libre au petit matin. En octobre, les températures nocturnes dépassant à peine le glacial, Johanna et moi nous sommes glissés dans nos sacs de couchage et nous sommes fait un nid pour passer la nuit. Sauf que bivouaquer est strictement interdit dans le Parc et nous avons été rapidement et grossièrement réveillés par les rangers du parc, armés et vêtus de gilets pare-balles. Nous avons été sommés de nous tenir assis et éveillés sous peine d’être expulsés du Parc, le tout en nous braquant leurs lampes torches dans les yeux. Après ça, on a fait en sorte que l’un de nous soit sur le qui vive pour le reste de la nuit et nous avons finalement réussi à obtenir une place de campement.

Pour escalader El Cap, nous savions que nous allions devoir nous faire au style propre à l’ascension des grandes falaises. Ce qui signifie transporter de l’eau, de la nourriture et du matériel de bivouac pour 3 jours et requiert à la fois des techniques d’escalade artificielle et d’escalade libre. Johanna avait déjà escaladé une poignée de grandes parois, mais j’étais un vrai bleu pour ce style de grimpe. Elle m’a donc patiemment transmis son expérience, mais il n’empêche que le processus pour apprendre à porter et assurer efficacement a généré son lot de frustration et de confusion.

J’ai un passé d’alpiniste et l’effort laborieux requis pour assurer et porter est totalement différent de celui que demande l’escalade d’une grande paroi alpine bouclée en un jour. Dans la Vallée, on doit non seulement composer avec des règlements stricts mais aussi avec la foule. Des hordes d’Américains de classe moyenne débarquant des banlieues par autobus entiers donnent au lieu des airs de Disneyland. Mais la plus grande difficulté vient des dizaines de groupes aussi novices que moi en matière de grandes parois qui congestionnent vite fait les voies les plus populaires.

Tom Grant & Johanna Stålnacke

Le jour est néanmoins venu où nous avons été prêts à affronter El Cap et, malgré la foule, nous avons choisi de prendre la voie dénommée “The noze”. Certainement la varappe la plus iconique du monde. La fréquence à laquelle elle est tentée n’a d’égal que le nombre d’échecs des cordées. Un des vétérans des grandes parois et célèbre photographe d’El Cap, Tom Evans, nous a dit que moins d’un quart des équipes qui tentent la voie parviennent au sommet, jetant la plupart du temps l’éponge au cours du premier tiers.

Aux premières heures du jour nous avons attaqué les sections basses à la lampe frontale, avons trouvé un bon rythme, et progressé rapidement sur des fissures immaculés. Le stress occasionné par les jours de procédures, d’organisation logistique et d’incertitude, s’est rapidement dissipé et Johanna et moi avons savouré chaque longueur d’une escalade extraordinaire. Vu le nombre d’équipes qui se trouvaient juste derrière nous, ça a été un soulagement d’arriver au premier bivouac. Nous nous sommes installés pour la nuit, en permanence attachés à un point d’ancrage.

Nils Ohlendorf

Quand on vit pendant trois jours sur une paroi verticale, on fait face à de nombreuses bizarreries. Par exemple, tous les déchets doivent être remontés vers le haut, y compris les déchets humains. Pour cela, il faut déféquer dans un petit sac plastique, celer ce sac dans un “tube à caca” bidouillé, puis le rattacher sous le sac principal. Ce processus détruit tout ce qui pouvait subsister d’une quelconque barrière de dignité ou d’intimité entre les compagnons de cordée ; nous l’avons compris quand l’un de nous a fait face à une mauvaise digestion. Sans compter que l’appel de la nature peut se produire au moment où des touristes bouches bée ont leurs jumelles pointées sur vous…

Au matin du deuxième jour, je me suis retrouvé en dessous de Johanna à tenter de courir à travers une section sans prise de la falaise dans un immense mouvement de pendule. Cette longueur est connue sous le nom de “King Swing” (“le pendule du roi”, NDLR) et ne ressemble à rien de ce qu’aucun de nous deux avait pu expérimenter jusque-là. Courir à grandes enjambées à travers la paroi, se balancer sur plusieurs mètres à chaque pas en entendant vaguement une foule t’acclamer à un demi kilomètre en dessous, c’est quelque chose que nous n’oublierons jamais.

Rapidement coincés derrière d’autres cordées, notre progression a encore été ralentie par un mauvais choix d’itinéraire, puis pour corser le tout, alors que le crépuscule gagnait, ma frontale s’est décrochée de mon casque pour disparaître dans les abysses. Résignés à grimper avec une minuscule lampe à LED de secours pour atteindre le prochain rebord où bivouaquer, connu sous le nom de Camp 5, nous avons bataillé dans de magnifiques longueurs pour l’atteindre aux premières lueurs du jour. Alors que les grimpeurs blottis là pour la nuit se remettaient en route, nous nous sommes fait une petite sieste avant de poursuivre l’effort.

Tom Grant & Johanna Stålnacke

Il ne nous restait qu’un tiers de la voie et nous savions que nous atteindrions le sommet, mais un orage approchait rapidement, en avance sur les prévisions. Johanna a démarré son block et a fait un excellent travail sur des sections très difficiles comme l’iconique “Changing corner”. J’ai pris la tête pour le dernier block et me suis sorti du devers final en plein orage. Notre conscience du danger a grimpé en flèche quand Johanna a reçu une décharge électrique sur la roche humide. Après avoir grimpé les dernières sections aussi vite que possible, l’épuisement physique et mental des derniers jours a commencé à nous rattraper.

Atteindre le sommet n’a été qu’un maigre soulagement : on était tous les deux trempés jusqu’aux os, pétrifiés de froid et dans notre seconde nuit sans sommeil. Johanna et moi avons cherché la voie qui redescend mais l’avons loupé dans l’obscurité. La luxuriance et l’ambiance venue d’ailleurs de la forêt de séquoia dans laquelle nous nous trouvions, ajoutées à la saveur surréaliste de notre expérience et à l’effet quasi hallucinogène de la privation de sommeil ont été nos seules consolations face à la souffrance physique due au fait d’avoir si froid et d’être aussi mouillés.

A la lumière du jour nous avons trouvé la voie qui redescend vers Camp 4. L’épuisement engouffrant le meilleur de nous même, nous avons trouvé un coin sec, nous sommes couchés dans l’unique sac de couchage sec et avons dormi plusieurs heures avant de reprendre la descente vers le camp.

Nils Ohlendorf

Le jour suivant nous avons fait nos bagages et sommes partis pour le désert de l’Utah. Sa vastitude et son caractère primitif, déconnecté, son absence de règles et de règlement allaient être l’antidote parfait à la Vallée de Yosémite. Nous avons donc quitté la vallée sans regret, mais pas sans s’être arrêté une dernière fois pour tendre le cou vers le haut et lancer un regard émerveillé sur El cap. Nous venions de cocher une voie de rêve. On s’est embrassé et avons pris la route.

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