la diagonale spatiale |
Jules Berger

Alors que le mercure affole les compteurs et que l’humanité a rangé les skis, les crows continuent de voler sur les sommets et Jules Berger nous apporte un peu de fraîcheur verticale. De la patience, de l’observation, des haut-le-cœur et une belle première à l’aiguille de Bionnassay pour le pisteur de Chamonix. Retour sur une aventure printanière bien mijotée dans un hiver au parfum randonnée.

L’Aiguille de Bionnassay est une face mythique du ski de pente raide. Skiée pour la première fois en 1969 par Sylvain Saudan, elle est depuis devenue une grande classique dans le massif du Mont Blanc. Depuis plusieurs années je rêve d’y poser mes spatules mais encore fallait-il trouver dans mon planning la connexion entre les bonnes conditions et des partenaires de premier choix pour s’aventurer là-haut.

En ce début d’hiver je m’y vois déjà. A force de scruter les moindres recoins de cette grande dame, je visualise une rampe d’accès très bas sous l’Aiguille de Tricot qui permettrait de skier le haut de la face Nord de Bionnassay, pour tendre vers la face Nord de Tricot et sortir sur le glacier du même nom. Une ligne de ski brute se dévoile comme un mirage : deux mille mètres de dénivelés et pas un rappel en perspective. Il n’en fallait pas plus pour me faire saliver.

Puis le doute s’en mêle. Comme toutes les premières fois, l’inconnu m’intrigue et m’attire. Les jours passent et je continue d’observer cette beauté. La ligne que je projette de tenter joue avec mon esprit et je doute de l’évidence de ce passage imaginé. Le remplissage de neige de cette rampe qu’on devine à peine sans savoir si elle passe de haut en bas me laisse perplexe. Avec ce printemps maussade, les chutes de neige en altitude sont quasi-permanentes et l’enneigement devient vite important. Malheureusement le vent d’Ouest souffle à chaque nouvelle chute de neige et le haut de la face nord de Bionnassay reste en glace. Un des plus grands défis en montagne est de savoir faire preuve de patience et de sagesse et le mystère réside dans le choix du bon endroit au bon moment. Les conditions m’obligent à attendre. Puis vient la mi-mai, et suite à de belles chutes printanières l’itinéraire blanchit de haut en bas mais cette fois les quantités sont vraiment trop importantes pour juger sereinement de notre sécurité.

A la faveur du beau temps, une semaine s’écoule et le manteau se stabilise. Le samedi 29 mai sera le Jour J. Accompagné de mes collègues de cordée Pierre Espieusas, Nicolas et Anthony Gros nous montons bille en tête au refuge de Tête Rousse pour y passer la nuit. Comme avant toutes sorties engagées, la nuit est courte et le réveil pique un peu, le doute grimpe en moi ce matin. C’est la tête pleine d’interrogations que nous remontons la voie classique de la face Nord.

L’ascension se déroule finalement à merveille : quel privilège d’être bien entourés pour relayer nos efforts. Mille mètres de grimpe, faire la trace quand la pente joue avec nos poumons et nos mollets c’est long et quatre copains qui s’entraident ça facilite la montée ! Nous parvenons au sommet. Autant se le dire, là haut l’ambiance est aérienne, la concentration est totale. Un guide et son client arrivés en même temps que nous s’élancent dans la face Nord, la neige est froide et permet des virages sereins dans cette partie raide, au-dessus des séracs. Nous skions rapidement le haut de l’itinéraire classique puis nous partons complètement main gauche pour rejoindre la grande face de l’Aiguille de Tricot. Ici se découvre une pente large et pas si raide, on lâche les chevaux et c’est excitant. En perdant de l’altitude, les conditions de ski évoluent et au vu de l’heure matinale elle est encore bien dure.

Puis nous atteignons la rampe finale qui constitue le moment clé de notre épopée, celle qui m’a fait mijoter tout l’hiver. Au moment de l’aborder, la concentration et l’appréhension montent d’un cran. Cette partie demeure encore à l’ombre mais les pentes qui nous surplombent sont déjà au soleil et quelques pierres tombent… Je m’élance en premier, l’exposition est forte et le passage sous le sérac m’impressionne. Les collègues me suivent chacun leur tour, et un paramètre glaçant ne m’a pas échappé : la neige est tellement dure que les skis ne laissent aucune trace de notre passage.

Puis le soulagement m’envahit. La pression retombe et le plaisir reprend le dessus dans le groupe. Mes pulsations cardiaques retrouvent leur lente joie de vivre. Nous avons skié la difficulté majeure de cette diagonale. Nous rejoignons le bas du glacier de Bionnassay et parvenons quasiment à descendre jusqu’au téléphérique de Bellevue.

Cette ligne que j’ai tant convoitée est pour nous l’aboutissement d’un travail d’observation en équipe, fruit d’un savant mélange de patience et de préparation qui définit purement et simplement le ski de pente raide. Le plus difficile dans cette discipline n’est pas de skier bien qu’il faille un peu d’audace pour savourer la pression. Le point final réside dans les prises de décisions qui précèdent et composent le jour J. Il faut savoir réunir tous les éléments qui font de la descente une réussite, pourvu qu’elle soit longue et belle, pourvu qu’on skie droit dans le mille.

 

Jules Berger

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