Encore un dernier contrôle du matériel suscité par l’excitation du départ. Ce moment où la pensée oscille entre culpabilité de partir à l’autre bout de la planète pratiquer ce que l’on pourrait faire à deux pas de chez soi et désir de découvrir des terres lointaines. Comme si la vision de ces espaces sauvages et vierges nous accordait une fenêtre de répit dans cette vie trop sujette aux actions et interactions. Le monde externe a toujours une influence sur notre manière de penser.
« On se fait un projet au printemps les gars ? » C’est Arnaud, qui comme à son habitude, nous connecte, Vincent et moi, dans la cabine du glacier des Diablerets, un jour de grosse neige de janvier. Les descentes s’enchaînent tandis que fusent les idées de voyage pendant les pauses. « La Russie ça serait pas mal, on ne connaît pas vraiment et s’il n’y a pas de neige, on picolera ! »
C’est décidé, ce sera le Kamchatka. Un nom qui comme Tombouctou, Ouagadougou ou Tbilissi, nous fait voyager par ses mélodies phonétiques. Grâce à des amis, nous trouvons quelques contacts afin d’étudier les possibilités sans héliportage dans cette vaste péninsule. Cette région du monde est célèbre pour cette activité aéroportée. De notre côté, on essayera de dormir un maximum sous tente et de nous mouvoir par la seule force des muscles.
« Allô ! T’as tout ? C’est bon, j’ai reçu les visas ce matin, et j’ai acheté un max de chocolat ! » Sous ces airs nonchalants, Arnaud est un gars sérieux. Il entreprend tout ce qu’il fait de manière très professionnelle et c’est un compagnon de voyage idéal. Ce n’est pas notre premier voyage ensemble et je me réjouis de vivre une aventure de plus en sa compagnie et celle de Vincent. Nous voilà réunis à l’aéroport, en route pour Moscou. Une visite éclaire de cette ville cosmopolite. Un rapide passage sur la place rouge et nous voilà repartis pour les choses sérieuses. Petropavlovsk nous voilà… Arnaud nous a réservé au hasard une chambre dans une auberge tenue par la Kamchatka Freeride Community. Cette auberge deviendra notre base arrière pour chacune de nos aventures Kamchatskis.
Après quelques coups de téléphones et rencontres, nous organisons nos moyens de transport pour atteindre les sommets enneigés. L’équipe de l’auberge nous propose de nous déposer en motoneige à proximité d’une chaîne de montagnes située au centre de la péninsule. Nous remplissons donc quelques sacs de nourriture et surtout de saumons fumés, puis embarquons dans le minibus pour rejoindre cette neige que nous attendons avec impatience. La chance nous sourit souvent dans nos voyages. Nous avons parcouru maintes terres skis aux pieds Arnaud et moi, et je crois que notre joie de vivre semble se transmettre autour de nous. Les rencontres sont toujours des moments forts. J’apprends aussi à connaître Vincent qui complète l’équipe à merveille. C’est comme si le cœur de l’humain était un soleil. Plus il brille, plus les gens alentour sont éclairés et reçoivent de la chaleur. Nous essayons d’en diffuser le maximum autour de nous et cela semble se refléter en retour. Merci la Kamchatka Freeride Community de nous accompagner. Enveloppés d’une odeur de moteur deux temps, nous glissons sur les plaines en direction d’un horizon de montagnes. La technologie a du bon quand il s’agit de se faire tracter une bonne heure derrière une motoneige… Sans compter la charge d’une semaine de vivre et de tout le matériel de camping.
Nous arrivons sur un plateau à l’aplomb de plusieurs belles montagnes et pointons immédiatement les couloirs qui nous font face. Nous installons le camp puis glissons nos voiles de parapente dans nos sacs. Pas de vent, nous grimpons au sommet d’un col et décollons pour une visite dans le monde des oiseaux. Planant au-dessus des forêts de bouleaux, suivant du regard les méandres des rivières qui s’étendent au loin. On ne peut s’empêcher de hurler de joie ! En l’air, je pense à mon ami Greg, décédé récemment, lui aussi avait visité cette péninsule. Nous partagions la passion du vol et, dans mon cœur, je lui dédie ce moment aérien au pays des ours.
Le lendemain, la météo n’est pas bonne, mais assez stable pour tenter un couloir encaissé visible depuis le camp. Une belle première ! À notre retour, nous construisons une grande muraille de neige autour du camp. Le vent devrait forcir ces prochains jours et il vaut mieux se prémunir. Bonne intuition, le lendemain se passe sous tente en pleine tempête. Il fait froid, le vent doit bien souffler à 100 km heure. Je serais bien mieux à l’hôtel ou chez moi… Il y a des moments où je me demande pourquoi je m’inflige ce genre de voyage.
J’enfile mes bottes et sors de la tente. Cela suffit à me rafraîchir l’esprit. J’observe le vent dansant sur les cimes, chantant dans les arbres, soulevant cette neige qui me fouette le visage. Je sens le froid engourdir mes mains. Je me sens vivant, intimement lié à cet univers. Je suis comme une de ces particules volant dans le vent. Je retrouve une forme de justification à ma présence ici et me réjouis de jours plus cléments pour partir à la découverte !
La tempête prend fin et nous décollons tôt en direction de sommets que nous avons observés depuis les airs. Quelques heures d’effort et nous voilà surplombant ces dizaines de petites vallées où une multitude de rivières doivent serpenter pendant l’été. On profite de la vue tout en cherchant les meilleurs points de vue photographiques. C’est souvent très personnel, mais lorsque l’un de nous tient son idée, chacun s’en remet aux instructions du cadreur. Ça sera une belle après-midi et les clichés rapportés refléteront assez fidèlement nos sentiments.
Demain, c’est le dernier jour et il y a encore quelques couloirs qui nous font de l’œil. Vincent, comme à son habitude, se lève le premier et nous réveille de son fameux « Prrrrrriviet », puis prépare le porridge quotidien. Le ventre plein, nous repartons à la conquête des pentes. La neige est bonne et nous en profitons. Le sentiment de glisse est ce qui m’a été donné de vivre de plus beau sur cette terre. C’est comme si je ne subissais plus la force de la nature mais composais avec elle. Que ce soit sur neige, sur l’eau ou dans l’air, il nous est offert de pouvoir calligraphier à notre guise, laissant une trace éphémère dans la beauté du monde.
Il n’y a pas de sentiment de supériorité ou d’infériorité, mais plutôt d’égalité à pouvoir créer en harmonie avec notre planète. Si seulement on pouvait agir ainsi dans toutes nos actions… Nos trois sacs sont à nouveau chargés derrière la motoneige. Nous rentrons à Petropavlovsk pour organiser la suite du séjour. Nous y retrouvons Alexei, l’un des fondateurs de la Kamchatka Freeride Community. « Les amis, demain nous mettons notre bateau à l’eau, on se dirigera vers Russkaya baie. On a de la place sur le bateau. Ça vous dit ? Départ 5 heures du matin… »
Il semblerait que la chance nous sourit à nouveau. À peine le temps de refaire le plein de provisions que nous voilà naviguant sur l’océan pacifique. Sept heures de bateau qui resteront gravées à jamais dans nos souvenirs. Nous passons tout le trajet dehors malgré l’air frais à contempler les reliefs tantôt volcaniques tantôt alpins de cette terre. Les oiseaux marins, les éléphants de mer et bien sûr l’infinie grandeur de l’océan. Nous arrivons au fond de la baie de Russkaya. Lieu complètement intemporel où se mêlent nature et résidus de traces humaines. Le vieux bateau faisant office de ponton d’amarrage est l’épave d’un tanker transportant de l’eau riche en argent. Elle était revendue à Petropavlovsk pour ses vertus bienfaisantes Au fond de la baie, un ancien village de pêcheurs, des restes de chars et d’hélicoptères. Nous retrouvons nos âmes d’enfants en visitant ces ruines. Collectant nos divers trésors – chaises, meubles, livres – nous installons notre camp de base pour la semaine. Au-dessus de nous, les possibilités sont magnifiques.
Réveil, petit déjeuné et nous voilà en colonne avec comme objectif de chercher les meilleurs itinéraires de glisse. Que la vie est belle lorsque les objectifs de la journée sont aussi simples. Durant les heures de marche, je pense beaucoup à ma routine de travail en suisse, à mes objectifs futurs, aux choses accomplies et celles qui me posent problème. Je ramène cela à ma journée de ski. Je vois l’objectif devant moi, j’en ai choisi la difficulté. Puis c’est à moi de mettre l’énergie nécessaire à la réalisation de ce projet. J’en choisis l’itinéraire, parfois avec l’aide de mes compagnons de route. Puis je remplis mon objectif et arrive au sommet ! C’est un moment de joie et de satisfaction rassurant. Je suis capable d’aller au bout d’un projet et d’en profiter ! Skis aux pieds, nous glissons sur l’océan pacifique. Le soleil fait son apparition pour la première fois de la journée et nous offre un spectacle grandiose. Le bleu roi de l’océan avec comme toile de fond un décor époustouflant. C’est avec un sentiment d’accomplissement que nous longeons la dernière pente en direction du camp.
Les jours suivants seront venteux et passablement instables. Nous skierons tout de même quelques pentes rapprochées, mais le vent aura souvent raison de notre motivation. Le temps devient relatif et le rythme de la journée est donné par le nombre de thermos de thé ingurgités. Il neige dehors et nos tentes sont recouvertes de cette douce pellicule blanche. Demain c’est sûr, on skie.
Le vent semble s’être calmé, on décide de se diriger vers une pente débouchant sur l’océan. À mi-parcours, la petite brise matinale se transforme en tempête. Je lutte contre les rafales et parviens à la réflexion suivante : si la terre respire, c’est par le vent et il me faut respirer d’autant plus pour réussir à contrer sa puissance ! Je me mets donc à respirer profondément, rallongeant mes pas, accélérant pour ne pas perdre l’équilibre. Je rejoins le sommet sourire aux lèvres malgré le vent qui me fouette le visage. La nourriture première de l’homme ; c’est l’air.
Rejoins très vite par mes deux compagnons, nous nous empressons d’enlever nos peaux de phoques et de viser notre point d’arrivée sur la plage. Je fais quelques mètres sur l’arête skis aux pieds. Une petite plaque se décroche et emporte une quantité considérable de neige. Cela dessine une magnifique fresque blanche dans l’océan, mille mètres plus bas. On choisit aussitôt une autre exposition pour notre descente tout en observant cette fresque disparaître dans le bleu de la baie.
Nous aurons dû attendre le dernier jour pour enfin avoir les conditions dont nous rêvions. Ciel bleu et surtout… Pas de vent. Nous sommes récupérés par un hélicoptère MI-8 direction Petropavlovsk. Un vol au coucher de soleil avec en toile de fond, des volcans, des montagnes et l’océan pacifique. De retour à notre quartier général, il nous reste seulement quelques jours pour profiter de la péninsule.
Nous décidons de partir en direction d’un des nombreux volcans du Kamchatka. Les conditions de neige sont mauvaises, la vue est sensationnelle et le vent s’est remis à souffler.
Merci Kamchatka pour tout ce que tu nous as donné.