Hôtel Grand Juliana

Bruno Compagnet et Layla Jean Kerley sont partis en quête de neige sur les sommets de Slovénie. Une balade hors du temps dans les splendeurs des Alpes Juliennes.

Layla Jean Kerley

À la mémoire de Kugy

En plein milieu de l’hiver, souffrant d’un léger cas de lassitude devant le manque de neige – forme de neurasthénie relativement répandue ces derniers temps parmi la communauté des sports d’hiver – nous décidons de passer quelques jours dans la station de Sella Nevea aux abords des Alpes Juliennes.

Sur place, nous garons notre camion sur le parking de l’hôtel Grand Juliana. Un établissement pittoresque autrefois très prisé. Nous étions en pleine saison et nous étions quasiment les seuls clients dans la salle de restaurant. Résolument démodé depuis des lustres, il avait déjà entamé sa chute vers la décrépitude et une démolition inéluctable.

Layla Jean Kerley

Andrea (Andrea Polo, NDLR) conduit avec classe sur une route sinueuse bordée de neige fraîche. Nos retrouvailles ont la saveur du retour de l’hiver. Il ne ralentit pas pour passer le poste frontière déserté depuis longtemps et, après avoir traversé de charmants petits bourgs, remonte une magnifique vallée jusqu’au bout de la route, au cœur de montagnes sauvages.

Impatients de goûter à la fraîche tombée la veille, nous remontons une forêt ténébreuse que la brume et le brouillard rendent encore plus impénétrables. Après nous être démenés pour nous extraire d’une zone de combat sylvestre où les arbustes poussent de manière anarchique, nous débouchons sur un vaste cirque calcaire.

Je constate avec satisfaction que la neige nous arrive à mi-mollet et plante parfois mon bâton pour en vérifier la densité… Perdu dans la méditation de l’effort, je constate brusquement que le plafond nuageux commence à se déchirer. Comme dans un conte, nous terminons l’ascension au soleil. Autour de nous, un océan de nuage en mouvement d’où surgissent les pointes des plus hauts sommets. Mose (Enrico Moseti), NDLR et Andrea s’amusent à nommer les cimes au gré de leurs apparitions où disparitions dans les flots.

Arrivés sous la crête sommitale, nous décidons qu’il est plus sage de ne pas traverser les importants cumuls de neige que le vent a formé sous le sommet.

Assis sur une jolie crête, je sors du pain et du fromage de mon sac pour les partager avec mes compagnons. Nous dégustons ce petit casse-croûte avec l’étrange sentiment d’être des naufragés sur une île déserte. Dès que le froid se fait plus mordant, nous chaussons rapidement pour entamer une descente audacieuse. En effet, le couloir enchâssé entre de superbes parois givrées n’est dégagé que sur son premier tiers, la suite sera donc une plongée dans un monde monochrome.

Layla Jean Kerley

Suivant la trace de montée et imprégné des divagations joyeuses de Mose, je m’extasie à chaque courbe dans cette neige à la fois humide et légère dont la texture élastique est un plaisir à skier. Cette consistance lui permet de s’accrocher aux arbres et aux toits, dessinant les contours d’un paysage doux et enchanteur.

Un instant plus tard, nous sommes assis devant un mauvais verre de rouge tandis que Layla commente les photos de la journée. L’esprit apaisé, je me dis qu’on a eu un sacré nez pour trouver de la neige en cette terrible période de disette.

 

La carte et l’iPhone

Comme souvent, la route se termine par un parking enneigé. Cette fois, nous garons le camion aux abords d’un lac partiellement gelé et d’un jardin d’enfants dévoré par des congères de neige.

Le scénario de la veille se répète pour devenir le thème récurrent de ce séjour curatif. Nous progressons dans les bois, puis à travers une zone dégagée mais enfouie dans les nuages et la brume.

Bruno Compagnet

Les personnes qui me connaissent pourront aisément le confirmer, je ne suis pas un grand fan de technologie… Alors quand j’ai vu l’ami Mose sortir son téléphone dans un baquin propre a vous faire perdre l’équilibre, j’ai trouvé le moment bien mal choisi pour vérifier ses likes sur Instagram. Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir cette application vous donnant au mètre près votre situation et votre altitude sur une carte au 25 000 ! Force est d’admettre que ce qu’on perd en aventure et en poésie, on le gagne en temps et en sécurité.

Zeno (Zeno Cecon, NDLR) et Mose se relient pour faire la trace dans une neige profonde à la résonance inquiétante entre deux falaises cyclopéennes. Le temps n’a plus la même dimension. C’est l’apprentissage de la lenteur et de la patience. Il y a une certaine tension dans l’air et, si nous n’avions pas une certaine connaissance de cette neige humide, nous aurions sans doute déjà fait demi-tour. Puis, le miracle se produit à nouveau et, après une zone nébuleuse, nous passons au-dessus de la couche de nuages. Le moral remonte en flèche. Zeno tempère notre enthousiasme et nous intime de respecter les distances au moment de traverser d’imposants cumuls de neige soufflée. Layla, dont la sensibilité olfactive est exacerbée, me déclare sobrement : « Ça pue un peu quand même là ».

Notre foi en l’avenir a porté ses fruits et nous venons buter sous un impressionnant toit de calcaire.

Remonter un long couloir pour venir buter sous un toit quelques dizaines de mètres sous une crête invisible peut, je le concède, laisser un certain sentiment d’inachevé. Cependant, la météo capricieuse et ce lieu peu propice à la relaxation nous poussent à passer rapidement en mode ski. Après quelques virages dans cette pente et cette neige, nos craintes deviennent le cadet de nos soucis. Descente épique ponctuée de cris de joie et de bonheur qui sortent de nos poitrines gonflées d’énergie pure qu’irradie ce lieu préservé.

Layla Jean Kerley

Le retour aux véhicules fut une joyeuse balade dans une forêt délicieusement silencieuse. À peine rentrés, nous sommes conviés à accompagner Enrico dans un bal qui se déroule dans le magnifique refuge de Celso Giberti. Nous ne redescendrons que tard dans la nuit après avoir dansé, chanté et bu au son endiablé d’un orchestre baroque et joyeux. Une soirée inoubliable.

Nous étions partis pour quelques jours et sommes restés plus de deux semaines. Il était temps de quitter ce lieu, mais avec la ferme intention de revenir explorer les montagnes de ce massif oublié. Au total, nous avons skié une petite dizaine de couloirs magnifiques, rencontré des personnes authentiques, et, c’est aussi la raison du ton volontairement décalé et suranné de cet article, eu l’impression d’avoir voyagé dans le temps.

Enrico est une belle personne qui ne craint pas de vous dévoiler les trésors de son jardin secret, sachant qu’il ne sera jamais envahi par des hordes barbares.

Épilogue

Il y a très longtemps, alors que je vivais sur la côte basque dans mon vieux Bedford, je m’étais réveillé un beau matin d’automne face à de jolies petites vagues qui promettaient une belle session. J’étais en train de savourer un café quand je remarquais une petite voiture décrépie avec une plaque d’immatriculation insolite. Un individu à l’allure patibulaire et chiffonné par une nuit passée dans ce véhicule impropre à une nuit confortable, en émergea.

Dans un élan de sympathie, je lui proposais un mug de ce breuvage chaud et stimulant qu’il acceptât avec reconnaissance. Ni lui ni moi ne maîtrisant suffisamment la langue de Shakespeare, notre conversation tourna court et nous décidâmes d’un commun accord d’aller surfer, activité que l’on peut aisément partager sans grande conversation.

Rok, car c’est ainsi que s’appelait mon partenaire, venait de Slovénie et, quand il comprit ma passion pour le ski, il m’offrit une carte de son pays en prenant soin d’entourer au stylo trois sommets remarquables en insistant avec force gesticulations.

Hier, en fouillant dans un carton dans lequel je stocke des cartes et des notes de voyages depuis pas mal d’années… J’ai retrouvé cette vieille carte. Je l’ai ouverte pour chercher le massif de notre dernier périple et constatais avec surprise que les trois sommets indiqués se trouvaient dans le massif où l’on avait skié. Ce qui me porte à donner du crédit à cette vieille histoire qui dit que notre destin est écrit au dos d’une des pierres de cet immense et très vieux temple de Budapest.

Il reste encore de vagues lueurs de civilisation dans cet abattoir barbare connu autrefois sous le nom d’humanité…

Bruno Compagnet, mars 2017

 

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