Fais-Y bien

Le crow Benjamin Ribeyre, guide établi à la Grave, a skié en fin de saison le couloir en Y depuis son entrée supérieure dans le secteur du Pan de Rideau. Un couloir radical avec un engagement digne du regard plongeant de la Meije sur la vallée de la Romanche. Il nous raconte cette aventure partagée avec sa compagne après une longue attente brumeuse dans les affres des mondes inférieurs.

L’histoire qui va suivre raconte l’une des plus belles journées de ski de la saison dernière, la descente du couloir en Y depuis son entrée haute sans utiliser de corde. La saison avait pourtant très mal commencé avec un manque cruel de neige, puis des conditions avalancheuses. Nous sommes fin mars et le derby de la Meije avance à grands pas. Cette année je n’y participerai pas. Avec mon métier de guide de haute montagne je n’ai pas eu le temps de m’entraîner. Mais j’irai quand même y faire la fête !

Ma pote Nasta m’appelle :
“Eh Benj ! Tu te souviens de mon amie américaine Erin ? Elle arrive ce soir à La Grave et elle reste ici deux semaines. Passe à la maison boire un coup et après on descendra au village faire la pré-fête du derby !”
Avec Nasta et Erin nous enchaînons pendant quelques jours les soirées et autres beuveries. De toute façon impossible de skier : le temps est pourri… Il pleut à 2 400 m…
6 avril, encore une soirée… Mais cette fois-ci nous nous esquivons Erin et moi avant de changer de monde ! Il a neigé toute la journée et demain la météo annonce enfin du soleil il ne va pas falloir rater ça. Nous abandonnons Nasta lancée sur des danses endiablées.

7 avril, la météo ne s’est pas trompée ! Grand ciel bleu. Nous essayons d’appeler Nasta pour qu’elle vienne avec nous, mais pas de réponse. Erin et moi conduisons jusqu’à La Grave et nous prenons le téléphérique vers 10 heures. Arrivés à P1 nous avons la surprise de découvrir Nasta qui vient de faire une première descente. Guronsée comme jamais, elle n’a pas dormi la nuit dernière et est descendue prendre la première benne. “C’était trop bon, de la tuerie ces conditions !” Ah ah ah Nasta est une machine.

Nous continuons de monter. Sans prendre la première benne, aussi incroyable que cela puisse paraître il n’y a toujours pas de traces dans le Pan du Rideau. Je propose aux filles d’aller là-bas. Nasta restera dans les classiques. Elle ne veut pas tenter de pente raide sans avoir dormi. Tranquillement nous nous préparons à 3 200. Vingt minutes de peau plus tard nous arrivons à la Brèche du Pan de Rideau. Toujours aucune trace ! Je propose à Erin de tracer la traversée qui est souvent plaquée. Ça doit être mon vingtième Pan cette année je commence à la connaître cette traversée. Quand on traverse on passe juste au-dessus de l’entrée haute des Y. Personne ces dix dernières années n’a skié cette entrée sans avoir recours à une corde. Je penche la tête justement dans la direction de l’entrée directe. C’est gavé de neige. Je n’ai jamais vu ça. J’en parle à Erin qui me suit de loin. Elle ne veut pas se lancer dans cette pente comme ça.

On avait décidé de skier le Pan du Rideau et ce que nous allons faire. Les conditions sont excellentes. C’est la première fois que je skie les Corvus et en moins de trois courbes je peux déjà me lâcher. Ces skis me correspondent parfaitement. La conduite de virage est si naturelle que j’arrive dans la sortie du Pan un peu trop vite. Il y a eu une avalanche de séracs il y a quelques jours et des boules de glace sont cachées sous la neige. Je me fais le plus léger possible, je serre les fesses. Je sens que je touche quelques boules de glace. Ça n’accroche pas et ça passe !
Nous remontons dans la benne à P1. Dans le deuxième tronçon je dirige mon regard vers les Y. Merde ! Il y a quelqu’un dedans… Attends il est passé par l’entrée basse (entrée qui permet d’attaquer le couloir au 2/3) ! J’explique à Erin que je pense que l’entrée haute doit passer mais bon je n’ai jamais skié cette ligne par le haut ni par le bas. Un autre petit tour de peau plus tard et nous sommes au-dessus de l’entrée des Y. Franchement ça fait peur. Je n’ai jamais regardé une face aussi raide avec des skis au pied. La ligne de fuite est impressionnante, la chute interdite. Dans l’axe de l’entrée se prolonge le couloir, mais un certain nombre de rochers affleurent et seraient comme des trancheuses si je les percutais. Je laisse une corde à Erin qui se trouve dans la traversée avec à côté d’elle un vieux spit qui bouge. Il doit avoir au minimum 30 ans… Au cas où, elle pourra me lancer la corde…

Je m’élance et effectue quelques virages en direction du goulet. Au-dessus de celle-ci j’essaye de faire partir un sluff dans l’espoir de voir si la neige du dessous est stable. Mon action n’a pas l’effet escompté. Je ne sais pas si le goulet est assez large pour que je puisse passer en dérapant. Comme j’ai peur de me retrouver bloqué de travers, je décide de mettre une droite et de freiner en quelques virages. Mettre une droite dans du 55° et freiner dans du 50°, j’ai déjà fait cela mais jamais avec une telle exposition. Je reprends ma respiration. Je me sens comme avant un saut à l’élastique. Je n’arrive pas à me lancer. Un, deux, trois, je sens tout de suite la vitesse s’accroître. Je passe le goulet et déclenche un premier virage enchaîné sur un second et enfin je m’arrête. Je me retourne, ma trace a découvert des rochers. Il n’y avait pas tant de neige que ça… Erin me suit mais elle dérape car il n’y a plus assez de neige pour elle.

La suite de la descente nous paraît plus calme. Chacun dans une ligne différente, nous nous rapprochons de la rimaye. Erin passe à droite, où il y a plus de neige. Je tire dans l’axe et me retrouve au-dessus d’un goulet enchaînant sur un couloir où il n’a pas la place de poser un virage. Cette fois-ci, je suis tellement excité que je ne me pose pas de question et mets tout droit sur une cinquantaine de mètres, saute la rimaye et pars sur une courbe de l’espace à la vitesse du son. Je lève les bras ciel. On l’a fait !
Sans un mot mais avec le sourire vissé sur la face nous rejoignons P1 où le téléphérique nous ramène à La Grave.

La bière coula à flots ce soir-là !

 

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