Enfer et paradis dans le Karakoram

Le crow-guide des Rocheuses, Adam Fabrikant, s’est joint à une expédition chamoniarde composée des snowboarders-guides Julien Herry alias Pica et Laurent Bibollet alias Bibs, et du skieur-photographe Arthur Ghilini. Un voyage dans les merveilleuses montagnes pakistanaises où la symétrie du paradis et de l’enfer s’est révélée dans toute sa brutalité.

Arthur Ghilini
Ombres chinoises devant l’Ultar Sar (7388 mètres).

En avril 2019, je suis parti avec trois Français dans la chaîne du Karakoram au Pakistan. Leur trio se composait de deux snowboardeurs, Pica (Julien Herry) et Bibs (Laurent Bibollet), et du skieur Arthur Ghilini. Pica et Arthur viennent de Chamonix et Bibs a grandi juste à côté. Originaire des Rocheuses américaines, j’étais plutôt intimidé à l’idée de partir avec trois des meilleurs riders de Chamonix pour un trip dans les plus hautes montagnes du monde. Je dois reconnaître que j’ai dû faire des recherches sur Google pour en savoir plus sur eux, car je suis tout ce qu’il y a de plus déconnecté dans l’ère actuelle des réseaux sociaux. Ces trois mecs m’ont semblé savoir de quoi ils parlaient. Mais une question demeurait en suspend : pourquoi voulaient-ils de moi après un simple courriel envoyé spontanément ?

Arthur Ghilini

Quelques mois plus tard, visa en poche, je m’envolais pour Islamabad. Atterrir pour la première fois de ma vie en Asie, tout seul, était assez surréaliste. Pendant des années, j’avais observé le Pakistan, le Népal et toute cette région avec les yeux d’un skieur. Mais, je n’avais jamais réfléchi à ce que serait l’expérience culturelle. Après quelques heures à errer dans l’aéroport, j’ai retrouvé les trois Français. Nous avons essayé de prendre un vol pour Gilgit, mais, en raison des mauvaises conditions, nous avons rapidement changé nos plans et avons choisi de prendre la KKH, la mythique route du Karakoram. Avec près de dix voyages sur la KKH, Pica était un peu le vétéran de la bande. Sa décontraction pour conduire sur l’une des routes les plus dangereuses au monde fut bienvenue.

Ces dernières années, j’avais skié en Alaska, dans les Andes et beaucoup aux États-Unis. Mais, la dernière grande chaîne manquait à mon C.V. Je n’aurais donc pas pu être plus heureux lorsque nous avons traversé la confluence de l’Himalaya, de l’Hindu-Kouch et du Karakoram, en passant sur la rivière Indus, avec le Nanga Parbat qui nous dominait au-dessus des nuages. Au cours des semaines qui allaient suivre, nous allions tous connaître à la fois le paradis et l’enfer.

Arthur Ghilini

Nous sommes arrivés à Karimabad, notre camp de base pour les semaines à venir. Pour Pica, c’était comme un retour au pays. Il connaissait beaucoup de locaux et voyager à ses côtés rendait les tâches quotidiennes, telles que faire les courses, bien plus distrayantes. Javed, un habitant de Karimabad, était notre guide. Il avait déjà passé pas mal de temps avec Pica et il fut un peu comme notre père durant notre séjour dans ses montagnes. Il nous a beaucoup aidés, que ce soit pour la logistique de montagne ou pour trouver un endroit où manger en ville. Sans lui, nous aurions été complètement perdus.

Arthur Ghilini

Après quasiment une semaine de voyage, il était temps de skier. Je fais des trips de ski depuis une dizaine d’années, et, si j’ai appris une chose, c’est de ne pas m’emballer et de comprendre que, plus on voyage loin pour skier et moins on skie. La qualité éclipse la quantité et l’expérience l’emporte sur tout le reste. Le simple fait de conduire jusqu’au pied des pentes fut une aventure en soi : ponts élevés, villages reculés et routes avec des virages de malade. Notre premier jour de ski nous avait mis sur les dents. Malheureusement, nous avons rencontré de la neige isothermique et des signes d’avalanches récentes, ce qui allait devenir un thème récurrent. Nous en avons profité au maximum malgré ces conditions, en enchaînant quelques virages avec plaisir sur fond de Karakoram. En chaussant mes skis pour ma première descente au Pakistan, j’ai entendu les prières qui venaient de la vallée. Nous n’étions pourtant qu’à 4 000 mètres, ce qui est assez bas dans ces montagnes. Entendre ces prières était hallucinant. J’ai l’habitude de skier dans le Wyoming où je sursaute quand j’entends autre chose que le bruit du vent.

Arthur Ghilini
Le Golden Peak (7027 mètres) dans le lointain.

Nous avons fait une autre journée de ski, avec des conditions similaires. On avait l’impression que nous n’allions pas trouver le manteau neigeux stable dont on rêvait. Les jours suivants, nous sommes restés en ville à cause du mauvais temps. Quand la météo s’est améliorée, nous nous sommes préparés pour quelques jours de campings en montagne. Notre camp était installé sur de la terre. Il y faisait bien plus chaud que dans les camps de montagne auxquels j’étais habitué. Des animaux pâturaient au milieu des tentes et nous avions une vue magnifique sur les sommets de 7 000 mètres de l’autre côté de la vallée. Les températures ont baissé et nous avons passé notre première journée tranquillement, à nous familiariser avec les conditions de neige. Nous avons tous pu faire quelques virages de poudreuse. Même Javed en a profité !

Arthur Ghilini
Adam prend le relais pour faire la trace devant Pica.

Cette journée nous avait mis en confiance et nous avons décidé de nous attaquer à des pentes plus difficiles. Je n’avais jamais skié sur un terrain pareil : technique, mais amusant, avec des crêtes, des faces et des petits couloirs. Tout simplement génial ! Cette journée a été la plus productive de notre séjour. C’était le paradis ! Nous avons terminé notre session en beauté tôt le matin, avec Arthur qui prenait des photos dans une lumière incroyable. Pica, Bibs et moi-même faisions la trace à tour de rôle dans des restes d’avalanche. La descente s’est bien passée, avec du ski technique et raide sur les crêtes, pour arriver à une pente plus douce en contrebas. J’avais voyagé à l’autre bout du monde pour rencontrer des inconnus avec lesquels j’ai ouvert cette ligne. Pica l’avait déjà repérée et a bien voulu la partager avec nous. La communication était difficile, car Pica et Bibs ne parlent que français, et moi, pas un mot. Mais, nous nous sommes débrouillés et avons passé une journée vraiment spéciale.

Le jour suivant, nous avons décidé de tenter une crête adjacente, à quelques centaines de mètres de la précédente. Cette journée allait se révéler un enfer. Elle a commencé d’une manière similaire à la précédente. Nous avons rapidement progressé dans le froid, pour atteindre le pied de l’ascension technique. Contrairement à la veille, cette dernière s’est faite principalement dans de la neige fraîche, au lieu des restes d’avalanche et nous avons mis plus de temps que prévu pour faire la trace. Il était environ 6 h 45 et je venais de prendre le relais en tête de cortège. J’ai senti une grande plaque s’effondrer. J’ai regardé en arrière et j’ai vu Pica et Bibs projetés en l’air, allant chacun d’un côté de la crête que nous étions en train de gravir. L’image de mes deux potes hurlants et volants dans les airs restera à jamais gravée dans ma mémoire. Mon cœur s’emballe encore 6 mois plus tard en écrivant ces mots. J’ai regardé autour de moi. Mes crampons étaient ancrés au sommet de la crête. La plaque avait cédé exactement là où je me tenais. Je suis descendu de 100 mètres et j’ai vu Bibs bouger. J’ai chaussé mes skis pour le rejoindre aussi vite que possible, en récupérant les snowboards, piolets, etc. sur ma route. Je ne pensais qu’au fond d’écran du téléphone de Pica : une photo de sa femme et de ses deux jeunes enfants. Je ne les avais jamais rencontrés, mais je culpabilisais à mort. Pourquoi étais-je indemne ? Je continuais de descendre et j’ai finalement aperçu des signes de vie de Pica. Il souffrait beaucoup, mais il était en vie. Bibs donnait l’impression de sortir d’une bagarre de bar, mais il tenait debout. Nous avons passé les 6 heures qui ont suivi à ramener Pica au camp. Javed et Arthur sont venus rapidement nous aider et Bibs a téléphoné à l’ambassade française. C’était le summum du chaos organisé. Nous étions en pleine opération de secours. Comme toute mauvaise journée en montagne, le temps était absolument parfait, comme une provocation.

« Jamais la montagne ne m’avait semblé aussi majestueuse qu’en cet instant d’extrême danger. ».
– Maurice Herzog

Arthur Ghilini
Le Mishikar, le paradis puis l’enfer.

La communication était compliquée : un mélange de français, d’ourdou et d’anglais. Nous voulions un hélicoptère, ce n’était pas une option. Nous avons fait descendre Pica. Quant à Bibs, il était relativement en forme. Les jours suivants, nous sommes revenus sur nos pas pour quitter le Pakistan. Nous avons repris la KKH et sommes retournés à Islamabad. Pica avait besoin d’aller dans un hôpital occidental. À celui de Gilgit, on lui avait dit qu’il allait bien… Le voyage a été rude pour lui. Mais il a gardé la tête haute et ne s’est jamais plaint. Il est rentré chez lui, auprès de sa famille, et a finalement reçu les soins nécessaires. Ses blessures étaient assez sévères. Il s’était notamment cassé une vertèbre dorsale. Mais, il s’en remettra avec le temps. Mon premier trip dans les plus hautes montagnes du monde s’est mal terminé. Mais, j’ai eu de la chance. Je ne comprends toujours pas pourquoi je n’ai pas été pris dans l’avalanche avec les deux autres.

Les rochers, la glace et la neige sont les mêmes partout sur terre. Ce qui différencie les montagnes à travers le monde, ce sont ceux qui y vivent. Le Karakoram m’a inspiré, mais c’est avant tout pour ses habitants que j’y retournerai.

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