«Assure-toi que quelqu’un vienne nous chercher.»

Au printemps 2016, une équipe 100 % écossaise composée de Si Christy, Evan Cameron, Stephen Chipie Windross et Ross Hewitt s’est rendue sur l’île de Baffin pour tenter d’ouvrir de nouveaux couloirs dans la mythique région des fjords. Après une vingtaine de descentes dont de nombreuses premières, les quatre compères ont connu un retour, disons, mouvementé.

Après 12 heures de motoneige en direction des fjords, totalement absorbés par l’apparition de magnifiques lignes à skier, quelle ne fut pas notre surprise de voir un ours polaire courir à nos côtés à près de 40 km/h. Il n’a pas continué bien longtemps, mais il s’est ensuite mis à escalader un couloir à un rythme effarant. La question de garder nos deux fusils à portée de main avait déjà animé nos conversations pendant le voyage. Cette rencontre impromptue nous a vivement incités à réévaluer notre tactique consistant à déposer les armes au pied des couloirs pendant que nous les escaladions et les skions.

Nous avons continué à nous enfoncer dans les fjords et avons mis un peu de distance entre nous et le plantigrade. À 23 heures, nous étions profondément engagés dans le fjord Gibbs, long de 70 km, lorsque nous avons découvert deux couloirs jumeaux de 1 200 m. Ce fut le moment de grâce de cette aventure où tous les efforts consentis pour arriver jusqu’ici ont trouvé leur récompense et où nos doutes quant à savoir s’il y aurait quelque chose de valable à skier se sont évanouis.

Le lendemain, une ascension de 1 150 m dans de la neige froide et profonde s’est avérée un rude échauffement après des jours de voyage, mais nous étions tous super excités de chausser les skis. Le lit du couloir s’inclinait vers la droite et permettait de se mettre à l’abri du sluff à mesure que nous descendions. Brûlant d’adrénaline, j’ai plongé vers la mer gelée en savourant la poursuite du sluff sur mes talons. Une fois sur le fjord, tout le monde était survolté et arborait de larges sourires. Jamais dans nos rêves les plus fous n’aurions-nous imaginé trouver une telle qualité de neige à Baffin.

Pendant 21 jours, nous avons skié et glissé au cœur des fjords en profitant de conditions de neige exceptionnelles jusqu’à ce que nos corps crient grâce. J’étais venu à Baffin pour en profiter au maximum et j’ai skié jusqu’à en être complètement claqué. À partir de là, je n’avais plus qu’une chose en tête, me la couler douce sur une plage en buvant une bière bien fraîche. Le retour à Clyde River s’est néanmoins révélé plus compliqué que prévu…

Le jour convenu pour être repris, nous avons attendu patiemment l’arrivée des motoneiges. Coincés toute la journée dans nos tentes à cause du mauvais temps, nous avions abandonné tout espoir et étions résolus à passer la nuit sur place quand, à une heure du matin, Evan m’a réveillé en me disant “Ils sont là”. Somnolent, j’ai enfilé mes surcouches en duvet et suis sorti pour découvrir une seule motoneige, soit un ticket de retour pour deux personnes sur quatre. À cause de la barrière de la langue, il a fallu un moment pour arriver à comprendre ce que disait notre guide inuit Kevin, à savoir que l’autre moto était tombée en panne quelque part, mais qu’elle viendrait… À un moment donné. Ça, ce n’était pas vraiment rassurant, la conception du temps des Inuits étant tout à fait singulière ; ainsi lorsqu’il fait jour 24 heures sur 24, l’été ne compte qu’une seule journée.

Il n’y avait pas d’autre option que de laisser 2 personnes sur place. Il faudrait au moins six jours de ski pour rejoindre le village, même après avoir abandonné des milliers de dollars d’équipement non essentiels à la survie. Nous avons donc tiré à la courte paille pour savoir qui resterait. Les deux malchanceux pourraient alors dire adieu aux 2 500 $ de vols pour quitter Baffin. Chipie et Evan ont tiré les pailles les plus courtes et, après nos adieux, Evan a annoncé qu’il allait se remettre au lit tandis que Chipie prenait ma main et, me regardant droit dans les yeux, m’a dit : “Assure-toi que quelqu’un vienne nous chercher”.

Kevin avait déjà conduit seul sur un dédale de glaces pendant 24 heures, ce qui était courageux et sans doute révélateur de la responsabilité dont il se sentait investi à notre égard. Il refusa néanmoins de dormir quelques heures car il voulait retrouver sa jeune famille au plus vite. Or, une perte momentanée de concentration pouvait être fatale avec des creux de glace et des chenaux recouverts de neige capables d’engloutir la machine. Toutes les heures, on s’arrêtait pour partager le chocolat qui me restait pendant que Kevin fumait et buvait du café gorgé de sucre. Lors d’un arrêt, il a appelé chez lui et a appris que l’autre pilote avait quitté Clyde River à 4 heures du matin, ce qui voulait dire que les gars devaient être à environ 12 heures derrière nous. L’anxiété et la culpabilité de laisser nos compagnons ont commencé à légèrement se dissiper pour faire la place à une profonde fatigue. 2 heures de sommeil en 24 heures et 3 semaines de ski ininterrompu commençaient à peser sur mon métabolisme. Le voyage s’est avéré difficile en raison de la mauvaise visibilité et de la forte dépendance au GPS pour naviguer sur cette mer gelée sans relief et sans repère temporel. Quand nous sommes finalement arrivés à Clyde River, Kevin en était à 36 heures de conduite ininterrompue.

La petite cabane de Clyde River s’est soudainement transformée en havre luxueux. Un répit de courte durée car en ouvrant nos sacs marins, on s’est aperçu que notre matériel et nos sacs de couchage étaient trempés. Il a donc fallu un temps infini à tout sécher. À 21 heures, nous étions morts de fatigue et prêts à nous endormir quand nous avons appris que l’autre pilote avait déclenché sa balise de localisation personnelle à 12 heures de route du village. L’angoisse et l’inquiétude sont revenues au galop.

En lien avec l’équipe de recherche et de sauvetage, nous avons conclu que le conducteur était sans doute seul car nos gars avaient un téléphone satellite et qu’ils auraient appelé s’il y avait eu du nouveau. Cependant, nous n’arrivions pas à joindre notre équipe, mais il fallait bien s’y attendre puisque le campement se trouvait adossé à une falaise. Un blizzard de 4 jours était annoncé et tandis que l’équipe de sauvetage était focalisée sur le pilote disparu, nous ne savions pas comment récupérer nos gars. Ils avaient 10 jours de nourriture et d’essence devant eux, mais je doutais de leur indulgence si nous mettions à l’épreuve leur capacité de survie.

Nous avons inventorié les motoneiges disponibles pour constater qu’elles avaient toutes des problèmes mécaniques majeurs et que la plupart des gens étaient partis dans le Sud pour participer à un concours de pêche dont le premier prix atteignait la somme astronomique de 11 800 $. Étant donné nos moyens, nous ne pouvions évidemment pas rivaliser avec ledit concours. Dans mon esprit épuisé et privé de sommeil, je me disais : “Putain, c’est comme dans Django, est-ce que tout ça est vraiment réel ?”

À Clyde, le blizzard a fait rage et déposé 30 cm de neige pendant la nuit. Nous sommes restés avec l’équipe de sauvetage à surveiller la vitesse du vent et à prier pour une accalmie qui leur permettrait de sortir. Le soir du deuxième jour, le vent est tombé en dessous de 50 km/h et l’équipe est partie sachant qu’elle disposait de deux refuges pour s’abriter sur la route. Lorsqu’ils sont arrivés au premier refuge, à quelques heures à peine de l’agglomération, ils étaient tellement trempés qu’ils ont été forcés d’y passer la nuit pour se sécher. C”est seulement le soir du troisième jour que le vent a fini par se calmer, permettant enfin à l’équipe d’atteindre le refuge Sam Ford.

Pendant ce temps, sans que personne n’en soit informé, ce n’est pas un mais deux Inuits qui étaient partis de Clyde et avaient réussi à récupérer Si et Evan. Malheureusement, sur le chemin du retour, ils étaient tombés en panne de carburant. Dans un moment de désespoir, l’un des Inuits avait versé les 2 derniers gallons de combustible de cuisine dans le réservoir en espérant pouvoir atteindre le refuge Sam Ford où se trouvent une radio et du carburant. Ainsi, il ne leur restait que le contenu résiduel des bonbonnes du poêle pour faire fondre la neige essentielle à leur survie. La gravité de la situation a donc radicalement changé.

Pour ne rien arranger, la connexion satellite s’est coupée et ils n’ont pu recevoir mes messages les avertissant que quelqu’un allait venir dès que la tempête se serait calmée. Sans moyens de communication et avec cette tempête qui ne se calmait pas, le conducteur a activé sa balise de localisation personnelle pour alerter les autorités d’Ottawa. Voyant à quel point la situation était désespérée, Chipie a décidé de partir à pied jusqu’au refuge avec un des Inuits tandis qu’Evan et le second Inuit resteraient sur place.

Le lendemain, ils ont entrepris une périlleuse marche dans la neige déposée par le vent qui masquait les redoutables chenaux striant la couche de glace. La mauvaise visibilité et les projections de neige gênant leur progression, leur situation a failli devenir encore plus critique quand l’Inuit a trébuché dans l’eau glacée d’un des chenaux recouvert de neige. Après l’en avoir sorti, Chipie est passé en tête et a utilisé son bâton de ski pour vérifier s’il y avait des chenaux cachés sous la neige. Dans le blizzard, son masque s’est recouvert de givre. Il l’a enlevé et s’est retrouvé momentanément aveuglé par une ophtalmie des neiges. 16 heures plus tard, ils ont fini par arriver au refuge où ils ont été retrouvés par l’équipe de sauvetage qui est ensuite partie récupérer les deux derniers rescapés. Après avoir passé la nuit dans le refuge à se sécher et à se réchauffer, tout le monde est retourné à Clyde le quatrième jour.

Si je devais retenir un seul élément positif d’une des semaines les plus éprouvantes de ma vie sur le plan émotionnel, ce serait la façon dont les Inuits venus à notre secours se sont ouverts à nous et nous ont offert leur amitié au moment où nous étions rongés d’inquiétude. Et quand les habitants de Clyde ont su que nous étions Écossais, ils ont brandi avec fierté leur ascendance écossaise. Ils ont expliqué l’origine de leurs noms de famille à consonance écossaise, souvenir des liens tissés entre leurs aïeux et des pêcheurs Écossais au cours des chasses à la baleine dans la première moitié du XIXe siècle.

Ce fut un “voyage” à la fois mental et physique. Dès l’instant où cet ours polaire s’est mis à courir à côté de la motoneige, nous avons réalisé à quel point la nature est sauvage à Baffin. C’est un autre monde incroyablement beau, rude et totalement impitoyable où la solitude et l’aventure sont garanties… Et pourtant, le peuple de Thulé et les Inuits ont réussi à y vivre et à en tirer leur subsistance pendant un millier d’années.

Les Écossais diraient « all’s well that ends well » (tout est bien qui finit bien).

Si Christy est moniteur de ski, il est basé à Courchevel et il est spécialisé dans le hors-piste.
Stephen Chipie Windross est un fondu de ski basé à Tignes qui travaille actuellement dans le Sud pour British Antarctic Survey.
Evan Cameron a émigré à Christchurch, Nouvelle-Zélande, où il est médecin urgentiste consultant. Il est toujours prêt à aider les skieurs de l’hémisphère Nord qui viennent skier dans les Alpes du Sud.
Ross Hewitt est un fondu de ski de Chamonix et un guide certifié Aspirant Mountain Guide.

Photos : travail d’équipe

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