Il se tenait dans l’ascenseur d’un immeuble inconnu, dans ce quartier chic bien éloigné de Söder. Les miroirs étaient hauts, les boutons en laiton poli. Chaque étage était représenté par un numéro sculpté élégamment dans le métal, dans une écriture à l’anglaise qui n’était pas sans rappeler celle du tatouage sur son bras droit.
À côté de lui : son hôte, qu’il venait de rencontrer il y a une heure à Riche – l’un des bars chics de Stockholm, qu’il ne fréquentait pas très souvent : Il ne quittait que rarement Söder, comme la plupart des gens du quartier.
Elle avait suggéré qu’ils se rencontrent là-bas car c’était près de chez elle, ce qui était pratique car elle n’avait pas beaucoup de temps. C’était son 25e anniversaire et elle devait accueillir plus tard un groupe de ses amies les plus proches dans son appartement.
Ses cheveux étaient dorés, sa peau couleur de miel, ses yeux bleus très clair.
– « Mes amies vont halluciner que j’invite un rendez-vous Tinder à mon dîner d’anniversaire. Mais peu importe. En plus, tu m’as dit que tu faisais très bien à manger. Au pire, je t’enverrai en cuisine pour aider le personnel. »
Le personnel. Il était évident dès le départ que cette fille vivait dans un univers bien différent du sien. Le sac à main Gucci, l’écharpe Hermès, le tailleur Armani (le rendez-vous Tinder avait eu lieu juste après les heures de bureau) et bien sûr la Centurion Amex noire. En fait, la seule chose qu’ils semblaient vraiment avoir en commun était leur amour pour le ski. Elle était mignonne dans sa façon de prononcer les noms des grandes stations de ski françaises, et elle n’avait pas tardé à lui faire savoir qu’elle avait skié « l’Aguy di Bidi ».
– « Je ne suis là que parce que tu as insisté pour que je vienne », a-t-il répondu. « Si tu décides soudainement que je ne suis pas à ma place, je serai en bas des escaliers et sur mon vélo avant que tu aies le temps de finir ta phrase. »
– « Oh, arrête », a-t-elle répondu. « Détends toi, il est temps de s’amuser », a-t-elle dit alors que les portes de l’ascenseur s’ouvraient directement dans son appartement.
Pas mal, le duplex.
L’appartement était situé tout en haut de l’immeuble. Plafonds inclinés blanchis à la chaux, grandes poutres apparentes sur toute la longueur du vaste séjour ouvert. L’entrée s’ouvrait directement sur une pièce immense, au bout de laquelle se trouvait une belle cuisine, où un chef d’une cinquantaine d’années dansait autour de casseroles, de planches à découper et de bols en acier inoxydable.
Les baies vitrées couvraient tout le côté sud de l’appartement, avec une vue imprenable sur la mer, le quartier de Djurgården, et au-delà : Söder.
Ses amies attendaient autour d’une grande table en bois rustique au milieu de la pièce.
Elles avaient toutes l’air un peu étonné de le voir, mais la confusion a rapidement fait place à de l’amusement : il eut l’impression qu’il n’était pas le premier type qu’elle jetait en patûre à cet auditoire.
– « Alors c’est ça la raison pour laquelle tu es en retard ? », dit l’une d’elle, rigolarde.
– « Mes amies, je vous présente monsieur Mec », annonça l’hôte. « Monsieur Mec vient de rentrer d’un voyage de cinq ans en France, où il s’était exilé en tant que chef, serveur, barman et tous les autres métiers imaginables dans l’industrie de la restauration. En tout cas c’est ce qu’il m’a raconté », a-t-elle poursuivi.« Monsieur Mec, je vous présente mes amies. »
– « Enchanté », dit-il.
– « C’est l’heure de boire un verre ! » a crié quelqu’un.
– « Oui, mais au lieu des bulles habituelles, je pense que nous devrions honorer Monsieur Mec avec un verre de rouge. Il a passé tout l’après-midi à me parler de la façon dont l’automne l’a fatigué des boissons fraîches et assoiffé de cocktails alcoolisés et de Syrah.
Il sourit avec méfiance. Il n’avait pas eu l’intention d’être au centre de l’attention comme ça.
– « Tu peux aller nous chercher quelque chose dans le placard là-bas, s’il te plait ? », a dit l’hôte à l’une des filles.
– « Je bois rarement du rouge, je ne sais pas trop ce qu’elle va trouver, et honnêtement, je m’en fiche. De toute façon, je n’ai jamais pu faire la différence entre un Grenache, un Mourvèdre ou un Zinfandel. »
Rapidement, sa copine revint de la cuisine avec une bouteille poussiéreuse.
– « Ça n’a pas l’air mal. J’ai pris cette bouteille parce qu’elle semblait être l’une des plus vieilles du placard », déclara t’elle.
L’hôte lui lança un tire-bouchon. « Tu l’ouvres, Mec, les filles ont soif ! »
Il ne put s’empêcher de rester bouche bée lorsqu’il vit ce qu’on lui tendait.
– « Les filles… », dit-il. « Woah, détendez-vous… Avez-vous la moindre idée de ce que c’est ? », réussit-il à articuler.
– « J’espère que c’est une boisson savoureuse, que tu vas nous servir dès maintenant. Allez, c’est son anniversaire et j’ai envie de commencer cette fête », a ri l’une des filles.
Dans ses mains, il tenait une bouteille sombre et poussiéreuse. L’étiquette était simple et élégante. Un V doré, entouré d’une corona obsidionalis semblable à celle que Jules César portait sur son royal front. En-dessous, un numéro à quatre chiffres, le millésime. 1945. Année de la victoire.
– « Putain… Premier je suis, Second je fus, Mouton ne change » marmonna-t-il.
– « Monsieur Mec… Ça va ? Tu es en nage, » fit remarquer son hôte.
Il eut du mal à trouver les mots. Mais quand il reprit contenance, ses paroles furent celles du berger guidant son troupeau vers l’illumination.
– « Mesdemoiselles… Tout d’abord… Il faut bien vous dire que ceci n’est pas une simple bouteille de vin. C’est un morceau d’histoire, une œuvre d’art. C’est l’une des toutes dernières bouteilles de Château Mouton Rothschild Année de la Victoire 1945. Ce vin a été mis en bouteille lorsque Churchill, Staline et Franklin D. Roosevelt foulaient encore cette terre. Elle date de l’époque où le Troisième Reich est tombé, lorsque la victoire des alliés a rendu au monde la paix, après six ans de guerre totale. Si nous voulons ouvrir cette bouteille, cela doit être fait avec respect et sincérité. Ce n’est pas quelque chose à consommer en mangeant. Si nous buvons ce vin, nous devons le faire en conscience et lentement. Il y a un savoir oublié contenu dans les parois courbes de cette bouteille. Une puissance invoquée par des druides et des sorciers du monde du vin, dont le savoir ancien est à jamais perdu dans le monde d’aujourd’hui. »
Il leva les yeux sur les filles. Elles le fixaient toutes avec un mélange d’amusement et d’émerveillement.
– « D’accord, cowboy », dit l’hôte après un silence. « On fait ça à ta façon. Les canapés et le repas attendront. On va accorder à ce rouge le respect que tu dis qu’il mérite. À une condition. Le contenu de cette bouteille, partagé entre nous six, ne fera pas de très grosses portions. OK pour un moment de rêverie historique, mais je propose que ça soit rapide. Au lieu de siroter ce truc lentement, en savourant chaque instant avec la peur de cet horrible moment où tout aura été bu, je propose que nous comptions tous jusqu’à trois et descendions cette saloperie d’un seul coup, cul sec. Les filles avaient envie de shooters de toute façon. Ça marche ? »
Il la regarda avec incrédulité. Elle était visiblement sérieuse. Elle n’avait donc aucun respect pour l’histoire ? Le contenu de cette bouteille… Les années de vieillissement, l’état du monde quand les raisins avaient été cueillis…
Il eut un rire nerveux. On pense ce qu’on veut des riches, mais c’est un groupe social intéressant.
– « Putain », dit-il. « Allons-y. »
Tout le monde s’est rapproché. Six verres, placés dans une ligne parfaite. Il ouvrit la bouteille, un bruit satisfaisant résonna dans l’appartement.
Il versa avec grand soin, répartissant le contenu également.
– « Vous êtes prêts ? » l’hôte lui sourit, puis se tourna vers les filles. « Pas question de siroter. On avale ce nectar en une gorgée ou deux.»
Il secoua la tête, c’était absurde comme idée. Pourtant, il était sur le point de vivre quelque chose que la plupart des gens ne connaîtraient jamais.
Tous levèrent leurs verres.
– « 1… 2…. santé ! » cria l’hôte.
Il ferma les yeux et remplit sa bouche de vin. Le monde sembla se dissoudre, se remodeler. Devant lui s’ouvraient des champs noirs, de chocolat et de vieux cuir. Un ciel de framboise, rouge, des fleurs de velours. Dans son cœur, une porte s’ouvrait sur une ruelle étroite, qui menait à une cour éclairée aux chandelles. Quelqu’un y avait dressé une table, surmontée d’un vase de roses odorantes, capiteuses. Les années passaient, mais il ne vieillissait pas. Il courait à toute vitesse en montant une colline, sans se fatiguer le moins du monde. Au sommet se trouvait un arbre solitaire. Un chimpanzé à tête d’élan était assis en tailleur sous ses frondaisons.
– « Bienvenue », dit le singe. « Tu sais où nous sommes ? »
Il ouvrit les yeux.
Autour de lui, tout le monde regardait dans le vide, sous le choc.
– « Wow », dit une fille.
– « Merde… C’était mieux qu’un shoot d’héroïne », murmura une autre.
L’hôte ne dit rien. Elle se leva lentement et se dirigea vers le placard d’où la bouteille avait été précédemment sortie. Elle prit une clé dorée de sa poche et la glissa dans la serrure du placard adjacent.
Elle tourna la clé, avec un « clic » metallique qui résonna dans l’appartement.
Avant d’ouvrir la porte, elle se retourna pour faire face à ses hôtes.
– « Mesdemoiselles, monsieur Mec. Je vous suggère de libérer votre calendrier pour la journée de demain. La fête de ce soir sera assez inhabituelle, et on ne va pas passer tout de suite aux gin&tonic ou au champagne…»
Elle ouvrit la porte du mystérieux placard et fit un pas de côté, les laissant admirer ce qui se trouvait à l’intérieur.
Rangées les unes à côté des autres, il y avait là 50 bouteilles de ce qu’ils venaient juste de boire, chacune portant le V doré et les mots qui allaient avec. Année de la victoire, Mec.
écrit par Mr Mec