Rendez-vous au milieu du monde

Photos d’ouverture : Beau Fredlund lors de l’ascension du Silberhorn par Ross Hewitt

Le guide écossais Ross Hewitt, insatiable vagabond des hautes altitudes, nous entraîne pour de nouvelles aventures dans le massif des Alpes du Sud néo-zélandaises. Il y a passé quelques semaines à l’automne dernier avec plusieurs compagnons de cordée. Cette première partie est consacrée au début de l’aventure aux alentours des monts Rarakiora (Tasman) et Aoraki (Cook) en compagnie de Beau Fredlund, l’homme de la pierre jaune. Un rendez-vous au milieu du monde pour ces deux skieurs Black Crows nichant à un continent d’écart et réunis dans le Pacifique sud-ouest pour partager de bienheureuses aventures à ski.

Mt Aoraki / Mt Cook (3724 mètres)

L’avion a atterri à Christchurch juste peu après minuit. Je manquais de sommeil après un voyage de 40 heures depuis l’Europe, dont une bonne partie passée à côté d’un bébé contrarié. Alors que je récupérais ma housse à skis, un policier local a engagé la conversation et m’a informé qu’un guide venait de mourir dans un accident d’avalanche dans la chaîne des Arrowsmiths, ainsi que d’autres incidents récents. Désorienté par 11 heures de décalage horaire, j’avais du mal à digérer l’information. 

À quelques heures de l’arrivée de Beau, j’avais désespérément besoin de m’allonger et de me reposer, mais le sommeil me fuyait et, à 5 heures du matin, j’ai fini par sortir me dégourdir les jambes. Une rapide vérification de la météo annonçait une fenêtre de 4 jours à compter du lendemain. Le plan était de prendre l’avion pour rejoindre la chaîne du Mont Cook dans la matinée, mais avant cela, je devais récupérer la voiture de location, aller chercher Beau, faire le plein d’essence et de provisions pour dix jours, puis conduire pendant cinq heures jusqu’au village de Mont Cook. Le décalage horaire et le manque de sommeil brouillaient mon radar. 

Beau m’a accueilli avec une accolade. Notre dernière bière à Chamonix datait déjà de plusieurs années. Il avait miraculeusement récupéré tout son matériel et nous avons pris la route dans une voiture de location peu familière, luttant contre le décalage horaire et la conduite à gauche. Après ce qui nous a semblé être une éternité, nous avons atteint Twizel sans infractions majeures. Sur la dernière partie du trajet, la route m’était familière et j’ai pu me détendre un peu le long du lac Pukaki jusqu’au village de Mt Cook. J’étais en mouvement depuis 60 heures, avec peu de sommeil au compteur et, après avoir partagé quelques bières, j’ai sombré dans un profond sommeil. Mais voilà, avec le décalage, je me suis réveillé à 3 heures du matin. Le scintillement des étoiles dans la clarté nocturne était fantastique. Après m’être agité, j’ai sombré à nouveau, avant d’être réveillée par Beau à 8 heures. Il était temps de partir. 

Arc-en-ciel sur les méandres de la rivière Tasman

Alors que nous survolions le majestueux glacier de Tasman, nous avons été stupéfaits par l’activité avalancheuse dans les zones autour de 2000 mètres. Le paysage était ravagé par les coulées, notamment dans les zones ombragées. Même les pentes de moindre inclinaison étaient griffées sur des centaines de mètres de large. C’était un spectacle saisissant qui nous a mis dans le vif du sujet sur l’instabilité du manteau neigeux. 

Lever de lune sur d’Archiac

Le premier jour, nous avons choisi d’explorer le glacier Bonnie, niché sous les pics imposants d’Hamilton et de Malte Brun. Nous nous sommes baladés entre ombre et lumière, profitant de la fraîcheur du matin et de la neige réchauffée à la descente, savourant chaque instant de plein air alors que nos rythmes circadiens s’ajustaient aux 11 heures de décalage. 

Notre mission de reconnaissance s’est avérée fructueuse. Depuis la tête de Bonnie, nous avons contemplé l’impressionnant Aoraki, qui ne représentait aucun signe d’activité avalancheuse. Cette observation nous a confortés dans l’idée que les risques d’avalanche étaient essentiellement confinés aux basses altitudes, tandis que les faces nord, baignées de soleil, demeuraient beaucoup plus stables. 

Forts de ces observations, nous avons jeté notre dévolu sur la face nord de Darwin, un élégant couloir assez raide d’environ 800 mètres s’ouvrant sur un vaste champ de neige menant à l’arête sommitale. L’attrait de cette ligne remarquable était irrésistible et remit en marche notre ski après un été à faire le guide grimpeur dans l’hémisphère nord. 

Beau dans le couloir de Darwin

Face est de Silberhorn 

Silberhorn, Tasman, Syme

Bien que l’Aoraki (mont Cook, en Européen) soit légèrement plus haut, l’intrépide alpiniste kiwi Bill Denz a toujours considéré le mont Tasman (Rarakiora, en maori) comme la quintessence de l’alpinisme. Tel un colossal yéti himalayen, le Tasman s’élève à une hauteur impressionnante de 1 300 mètres au-dessus dru refuge de Plateau Hut, son sommet étant recouvert d’un épais manteau de neige et de glace qui se détache périodiquement, dévalant en cascade ses formidables parois. La montagne se dresse devant vous, férocement imposante, comme si elle était engagée dans un puissant ha-ka maori, défiant les grimpeurs par sa présence intimidante. Ses épaules et ses bras – Silberhorn et Syme – défient les grimpeurs de s’attaquer aux arêtes recouvertes de glace qui mènent au sommet. Chaque itinéraire offre une beauté et un caractère uniques. 

La sinueuse arête sud-est du Silberhorn (Rangirua en Maori) est un itinéraire captivant, marqué par une moraine qui s’est creusée au fil des ans, témoignant de l’accélération du recul glaciaire. Pour celles et ceux qui recherchent un ski sublime, l’insaisissable face Est s’avère particulièrement séduisante. Ses champs de neige abrupts et immaculés, reliés entre eux par d’étroits couloirs qui plongent directement depuis le sommet, sont particulièrement attirants. Pour découvrir l’élégance cachée du Silberhorn, il faut faire l’ascension de Dixon ou de Syme afin d’en révéler les beautés secrètes. 

En revanche, Syme présente un défi différent : les skieurs doivent naviguer à travers la paroi inférieure avant d’effectuer une traversée vers la droite sur la première arête. Cette arête forme le bord de l’étonnante face diamantée à 50 degrés, véritable joyau enchâssé dans la montagne qui excite l’appétit des glisseurs de tous poils. On peut facilement imaginer l’expérience exaltante du ski, avec le sluff qui vous pourchasse avec impatience. Cette face captivante, située en diagonale de la ligne de pente et subtilement inclinée vers la gauche, semble avoir été spécialement conçue pour les skieurs privilégiant les virages à droite, la gravité tirant gracieusement le sluff vers la gauche. 

En montant au-dessus de la face diamantée, une arête étroite et sinueuse se transforme, s’élargissant progressivement à mesure que l’angle s’ouvre, pour déboucher sur un petit plateau sécurisant. Cependant, ce paysage cède la place à la vue intimidante de l’infranchissable arête nord qui rappelle à tous ceux qui la contemplent la puissance et la formidable beauté de cette montagne. 

Il y a cinq ans, en arrivant à Plateau Hut, j’ai découvert un pays des merveilles hivernales, de la neige fraîche jusqu’aux seins, avec une couche superficielle de poudreuse froide et étincelante qui aurait pu être skié comme de la soie. Le magnifique pic de Tasman se dressait devant moi, les élégantes crêtes de neige ornées d’un glaçage que le vent avait transformé en trait miraculeux agrémenté de cônes de poudreuse. À l’époque, les informations sur le ski à Syme étaient rares, le mystère restait entier et attendait d’être percé. 

La première descente fut réalisée dans les années 1990 par le formidable duo de snowboarders français Pierre André Rhem et Jérôme Ruby, dont l’esprit d’aventure a marqué l’histoire de l’alpinisme. La première répétition connue de cette formidable montagne a eu lieu en 2022, pendant l’isolement des années COVID, menée par les talentueux aventuriers kiwis Sam Smoothy et Will Rowntree. Lors de mon précédent séjour, les conditions ont empêché toute tentative, mais depuis, chaque fois que je pensais à Tasman et à Syme, mon rythme cardiaque s’accélérait et mes mains devenaient moites. 

Avalanche sur le Silberhorn

Aujourd’hui, je me retrouve à nouveau à Plateau Hut, accompagné cette fois de Beau Fredlund, guide à Yellowstone et vétéran du ski néo-zélandais. L’atmosphère est particulièrement joyeuse car mon bon ami Will Rowntree et son partenaire de confiance Sam Smoothy, ainsi qu’une autre équipe composée de Christina Lustenberger, Guillaume Perell et Mathurin Vauthier, nous ont rejoints. Nous sommes impatients de profiter de la courte fenêtre météorologique pour partir à la conquête de Dixon. Nous avons effectué une ascension express, le cœur gonflé d’adrénaline, tandis que les nuages menaçaient de recouvrir le col Marcel. Juste avant d’atteindre le sommet, un étrange linceul de brume nous a enveloppés, transformant le monde en un paysage monochrome où la visibilité se réduisit à retracer notre itinéraire d’ascension en suivant attentivement nos sacs à dos, intimement conscients de la nature précaire de notre environnement. C’était ma cinquième tentative d’ascension du Dixon, et chaque fois, je me suis heurté aux accumulations nuageuses sur les pentes sommitales.  

En route pour Dixon par Beau Fredlund

L’auteur par Beau Fredlund

De retour dans la chaleur réconfortante du refuge, je me suis mis à la cuisine, préparant deux copieux sandwichs au bacon et aux œufs pour restaurer l’énergie que j’avais dépensée en remontant Dixon. Puis, j’ai rapidement sombré dans un sommeil profond et réparateur. Le soir venu, la lueur du soleil couchant filtrait à travers les fenêtres et nous avons tenu conciliabule pour discuter de nos projets du lendemain. 

Nos visions divergeaient ; Beau avait des vues sur Syme, tandis que je penchais pour Silberhorn, attiré par son accessibilité et les prévisions qui annonçaient une nouvelle accumulation nuageuse. Finalement, les magnifiques photos du Silberhorn de Will ont fini par convaincre Beau de l’intérêt de cet objectif. Depuis ma couchette confortable, mon regard s’est déplacé de la face est du Cook au Silberhorn, j’ai mémorisé quelques caractéristiques clés et j’ai pris un relevé de notre itinéraire d’approche à la boussole avant de régler le réveil pour 2 heures du matin et m’endormir. 

Après une courte nuit, nous sommes sortis du refuge pour pénétrer le royaume de la nuit. L’air humide se cristallisait en une délicate poussière de diamant, scintillant comme des étoiles dans le faisceau lumineux de nos lampes frontales pour créer une atmosphère d’un autre monde. Les points de repère familiers se transformaient en ombres fantomatiques, et même le contour de la montagne ne se distinguait pas dans le ciel nocturne. Plongé dans l’obscurité, j’ai sorti ma boussole, naviguant au jugé en fonction de la position d’une étoile. Puis nous sommes entrés dans un champ de crevasses, serpentant et contraints de nous fier au GPS pour naviguer. Le vent catabatique perçant, qui semblait fait de doigts glacés, en a profité pour se faufiler à travers mes couches. J’ai rapidement enfilé tous mes vêtements et mis en marche mes chaussettes électriques, luttant désespérément contre le froid. 

Au-dessus, une rampe menait à une traversée vers la droite que nous avions observée depuis le refuge. La pente me semblait plus exposée que la douce rampe que nous avions prévue, avec des crevasses recouvertes et des couches de neige instables. Je me suis rassuré en me disant que la portée limitée de ma lampe frontale faussait ma perception, et j’ai continué à avancer, sachant que le prochain plateau se trouvait juste au-delà de ma vue. 

Après avoir passé ce passage périlleux, une vague de soulagement m’a envahi et j’ai demandé à Beau de suivre ma trace tout en me réorientant rapidement sur la carte. À ce moment-là, la lumière de ma lampe frontale a vacillé. Ma batterie était victime du froid impitoyable. L’aube n’étant qu’à une heure et demie, Beau a gracieusement pris en charge la trace, et je me suis glissé derrière lui pour préserver ma frontale. Bientôt, nous avons atteint le début du « Mad Mile », une impressionnante portion de glacier qui forme l’approche de l’arête Syme. Il est surnommé « Mad » en raison des séracs colossaux et menaçants du Mont Tasman qui obligent la plupart des grimpeurs à enfiler un jogging pour passer en dessous. 

Nous avons continué à longer le côté gauche du glacier, utilisant le relief au-dessus pour nous protéger et éviter de dériver vers le côté droit plongé dans l’obscurité. Alors que nous traversions une grande crevasse, la pente s’est nettement accentuée, posant des problèmes à nos peaux de phoque. Dans la douce pénombre de l’aube, nous pouvions à peine discerner deux pentes de neige au-dessus, chacune pouvant potentiellement nous servir de ligne. Aucun de nous n’avait anticipé une telle difficulté à déterminer le début de l’itinéraire. Une mauvaise décision à ce stade pourrait nous faire perdre un temps précieux et pas mal de calories – une préoccupation d’autant plus urgente que les nuages menaçaient de s’accumuler en milieu de matinée. Un rapide coup d’œil à mon téléphone m’a permis de constater que l’aube était proche, ce qui nous a incités à passer aux crampons et aux systèmes magiques des plaques à neige en attendant que la lumière soit suffisante pour nous indiquer le bon chemin. 

Beau à l’aube sur le Simberhorn

C’était à mon tour d’ouvrir la voie et, dans la pénombre grise, j’ai progressé dans une poudreuse profonde jusqu’aux genoux. L’horizon s’est embrasé de nuances vibrantes de rouge. Une transition fugace qui se fondait dans un doux ciel bleu puis s’assombrissait avec l’altitude, laissant entrevoir la merveille à venir. Alors que nous approchions de l’imposant sérac, le soleil s’est enfin détaché de l’horizon, projetant une chaude lueur rose sur le flanc de la montagne dans un spectacle époustouflant d’alpenglow. Captivés par cette scène extraordinaire, nous avons sorti nos appareils photos pour ne pas laisser cette beauté extraordinaire s’évanouir dans nos mémoires. Ces premiers rayons de soleil ont été une étreinte réconfortante pour nos extrémités gelées qui souffraient silencieusement du froid mordant. 

L’auteur en plein alpenglow

Des moments spéciaux

J’ai atteint la crête juste sous le sommet et j’ai contemplé le cirque de Linda. L’Aoraki se profilait au-dessus de moi, son sommet s’élevant majestueusement pour percer le ciel, baigné d’une lumière chaude et dorée qui transformait la neige en un manteau royal. Les derniers mètres étaient constitués de glace bleue polie par le vent, contrastant fortement avec la neige douce et poudreuse que nous avions escaladée jusqu’à présent. Après discussion, nous avons décidé de profiter du moment et de skier pendant que les conditions de lumière et de neige étaient optimales, plutôt que de risquer d’être pris dans les nuages en grimpant à nouveau vers le sommet avec des prévisions qui se détérioraient. Nous étions là pour tracer des lignes subliminales, nous faire plaisir avec de la bonne neige et faire de grands virages. Atteindre des sommets ne constituait qu’un bonus.

Beau baigné d’or

L’auteur au départ du Silberhorn (Photo : Beau)

Nous avons méticuleusement piétiné les corniches avant de chausser les skis avec précaution. Chaque mouvement était étudié : nous nous assurions que les semelles des skis, les fixations et les inserts étaient exempts de glace et que les mécanismes des chaussures étaient correctement enclenchés. Piolets en main, nous avons senti l’impatience monter, le léger givre de surface laissant planer le doute sur la réaction des skis lors des premiers virages. La pente restait enveloppée dans la douce lueur de l’aube. La goulotte initiale s’ouvrait sur une étonnante étendue de neige, menant à un rétrécissement encadré sur la droite par un glacier d’un bleu cobalt étincelant comme un joyau. Ce couloir débouche sur une vaste face ouverte, qui invite à ouvrir les virages et à surfer sans effort sur la soie froide. 

L’excitation et la nervosité m’ont éveillé. Impatient de commencer, j’ai déplacé mon poids d’un ski sur l’autre, développant ma proprioception. Un signe de tête de Beau m’a confirmé qu’il était prêt. J’ai glissé vers l’éperon à droite, sachant que mes carres devraient mordre dans la surface légèrement recouverte de givre. Lorsque la neige est parfaite, le ski va de soi ; mais, en cas d’irrégularités telles que le givre, la croûte ou la glace sous-jacente, la tension est maximale avant le premier virage. Comme au triathlon, lorsqu’un participant passe du vélo à la course à pied, il en ressort souvent chancelant. Les transitions peuvent être difficiles, surtout lorsque l’on se rapproche de ses limites. En outre, le ski alpinisme comporte des facteurs supplémentaires tels que le manque de sommeil, l’altitude élevée et des déficits importants en calories, en eau et en électrolytes. 

La concentration des premiers virages

La section suivante fut stupéfiante, le bleu du glacier contrastant avec le blanc immaculé de la neige. Nous prenons le temps de faire quelques photos avant de skier à travers l’étranglement pour  rejoindre la droite de la face sous la bande rocheuse médiane. Nous pouvions maintenant lâcher les courbes en skiant en diagonale vers la droite tandis que la gravité entraîne le sluff dans la ligne de pente. Mes skis atteignent cette vitesse magique où les virages se font sans effort, surfant naturellement sur la surface immaculée. 

Beau s’approche du second étranglement

Juste au-dessus de la rimaye, je vois un train de sluff fonçant sur ma droite. Je mets les freins pour le laisser passer. C’est là que je remarque les séracs du « Mad Mile » sous la froide lumière du jour. Pris de panique, je trace jusqu’au refuge du Grand Plateau. Lorsque Beau me rejoint, je lui demande : « Cela en valait-il la peine ? ». Lui, homme de peu de mots, m’a simplement répondu :  « Absolument ». 

Photos et texte Ross Hewitt sauf mention.

Découvrez l’univers de Ross sur son blog, rosshewittguiding.com

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