Cordier : 20 ans après, toujours penché | Jules Berger

20 ans après son héros Marco Siffredi, Jules Berger, qui avait 5 ans à l’époque, est allé répéter une ligne mythique, quasi inaccessible, dans son jardin du massif du Mont Blanc. Il nous raconte une journée pas comme les autres, faite de séracs qui menacent, de pierres qui roulent, de sueur et de cris d’oiseaux complices.

Tu connaissais quoi du Cordier avant d’y aller ? Quelles sont tes références ?

L’Aiguille Verte, sur laquelle se situe ce couloir, est un sommet majeur du massif du Mont Blanc, et c’est la montagne que j’avais au-dessus de la maison quand j’étais petit !

Le Cordier je le connais depuis longtemps, mais plutôt comme un endroit austère et menaçant : il n’y a qu’à regarder le nombre d’accidents liés à des chutes de séracs dans ce couloir… Au début j’avais surtout beaucoup de méfiance vis à vis de cette pente, puis à l’adolescence, avec mes potes, on a commencé à s’intéresser à la pente raide. Un modèle pour les jeunes chamoniards que nous étions était Marco Siffredi, et assez vite on a été impressionnés par les images de sa descente du Cordier en juin 2000. Ma vision a changé à ce moment-là, et le Cordier est passé de « dangereux et irréalisable » à « projet secret et inavouable » !

Comment ça se passe avec une pente raide de ce calibre ? Tu checkais les conditions depuis 3 ans ou on t’a appelé la veille pour te proposer le plan sur un plateau ?

Depuis 2013 au moins je regardais fréquemment le Cordier, mais la barre de séracs, qui sépare la calotte de l’Aiguille Verte au couloir, ne laissait pas de passage, et l’envie de skier une autre ligne que celle de Marco ne m’enchantait pas. La patience est la qualité principale pour un skieur de pente raide et il a fallu attendre jusqu’à cet hiver pour voir un passage se dessiner…

Ces deux derniers hivers, j’ai beaucoup skié avec Pierre Espieussas. Pisteur comme moi, il est aussi très bon alpiniste et très bon skieur, c’est naturellement qu’il est venu à la pente raide et c’est un compagnon de premier choix pour envisager sereinement ce genre de descente !

Dans l’hiver on a scruté les conditions régulièrement, j’ai fait pas mal de photos d’en face pour vraiment m’imprégner de la ligne. Début juin les conditions ont été optimales, des copains ont skié le couloir Couturier voisin dans d’excellentes conditions, et il fallait profiter du créneau de beau temps. On a décidé d’y aller un peu au dernier moment…

C’est un peu toujours le même process dès que la pente est un peu engagée : beaucoup d’observation, de la patience.

« C’est en préparant le matériel que l’excitation commence à monter, le doute aussi, et le mélange des deux est assez spécial. »

Tu peux raconter le jour d’avant ? Tu mets quoi dans ton sac, comment tu prépares une descente comme ça ?

Avec Pierre on bossait tous les deux la semaine, donc on n’a pas eu tellement le temps de préparer le matos ou d’élaborer un plan très précis. J’ai fait des travaux de paysagiste et lui est cordiste, de mi-avril à début juillet, en pleine saison de pente raide, mais ça ne nous a pas empêché de faire quelques belles lignes. On avait les samedi et dimanche de libres, donc on a dû faire avec, et l’avantage de bosser la semaine c’est que tu n’as pas trop le temps de cogiter avant !
Le samedi matin j’ai fait mon sac en sachant qu’on avait 2000m pour monter au bivouac et 1000m le lendemain, donc il fallait être léger tout en partant avec suffisamment de matos pour ce genre de descente.
C’est en préparant le matériel que l’excitation commence à monter, le doute aussi, et le mélange des deux est assez spécial. J’ai à peu près le même sac à chaque sortie, avec tout le matériel d’alpinisme, il y a juste la longueur de la corde qui diffère selon l’endroit. Ce coup-ci, on a dû prendre en plus de quoi bivouaquer et manger, ce qui alourdit quand même pas mal…

« On s’est retrouvés au sommet trop tôt ! On a pris le luxe de faire une sieste d’une heure, assis sur nos sacs. »

Comment s’est passé la journée ? Des temps forts notables à raconter ?

En montant en peaux à l’ancienne gare du téléphérique des Grands Montets où on a bivouaqué, on a pu voir une partie du couloir et déjà on a été rassurés car il nous paraissait bien blanc. On est arrivés confiants au bivouac. La nuit n’est jamais excellente une veille de descente comme ça, c’est difficile de trouver le sommeil et surtout de 22h a 1h, ce n’est pas vraiment de la grasse matinée !
Au réveil le doute avait disparu et on a quitté le bivouac déterminés et excités.
L’approche est sans histoire et nous avons préféré ne pas remonter directement dans le couloir Cordier pour ne pas s’exposer aux séracs trop longtemps. On est donc montés par le couloir Couturier en laissant le gros du matos en bas, on a gardé le minimum, un litre d’eau, une doudoune, deux barres et 40m de corde chacun. C’était un pur régal : les conditions étaient bonnes, on avait la forme, et en 2h20 on a avalé les 1000m du couloir. On s’est retrouvés au sommet trop tôt ! On a pris le luxe de faire une sieste d’une heure, assis sur nos sacs, et on a profité d’un superbe lever de soleil pendant 30 minutes.

La tension est devenue palpable au moment de se préparer. Plus un mot, chacun dans sa bulle, pendant 10 minutes on s’est équipés, on a chaussé.
La descente est une affaire de concentration et de technique, mais c’est assez grisant. Je ne pensais pas ressentir l’exposition et l’engagement aussi fort. L’heure était matinale : on a commencé à skier à 7h, une partie de la ligne était déjà au soleil et des petites pierres tombaient dans le couloir. Les parties encore à l’ombre étaient en neige vitrifiée, y faire un virage demandait vraiment toute notre attention. À mi couloir, on a fait un rappel de 45m, seul moment de répit pour nos jambes.


La partie basse est toujours raide mais l’exposition est moindre et on a skié la pente finale ensemble. Une fois la rimaye sautée, la tension s’est évacuée d’un coup et on s’est pris dans les bras, heureux, la plénitude totale ! On ne réalise pas tout de suite l’ampleur de la descente et j’ai tendance à dire que les émotions infusent intérieurement, il faut du temps pour ressentir pleinement cette descente.

« À mi couloir, on a fait un rappel de 45m, seul moment de répit pour nos jambes. »

La pente et la peur : elle arrive forcément à un moment ou un autre, avant, pendant, après ? Quoi d’autre ?

Jamais pendant, plutôt rétrospectivement en se remémorant un passage où une ambiance. Après, oui, un peu de fierté quand même, il faut l’avouer !

C’était exactement la ligne de Marco Siffredi en 2000 si on regarde le tracé, mais dans la neige, et avec les conditions qui ont changé, ça donnait quoi ?

Déjà le Cordier n’a pas grand-chose à voir avec ce qu’il était quand il a été ouvert par Yves Détry en 1977. À l’époque c’était une grande pente de neige, elle ressemblait un peu au Couturier, d’ailleurs Anselme Baud l’a répété 2 jours après sans rappel… Aujourd’hui, même si on a essayé de minimiser la longueur de rappel, la barre du milieu ne passe pas, sauf à avoir des conditions très spéciales toute la saison, énormément de neige et jamais de vent. Avec le changement climatique, la calotte de la Verte a poussé, les séracs sont apparus de plus en plus nombreux et menaçants, et le couloir s’est considérablement aminci. Si tu regardes une photo de la première, ça passe partout, il y a de la neige partout, le glacier est gros, beau. Aujourd’hui ça n’a plus rien à voir, mais comme partout quand tu fais de la pente raide, il y a des lignes qui n’étaient pas faisables et qui le sont devenues, parce qu’il n’y a plus de séracs, ou de glacier, et inversement.

Cette ligne, personne ne l’avait répété depuis Marco Siffredi en snowboard en 2000. Il y a bien des Suédois en 2018 qui ont fait une ligne voisine, avec 4 rappels, mais plus par opportunisme, ils étaient partis pour le Nant Blanc qui n’était pas faisable. C’est là que la patience entre en jeu, si tu te donnes les moyens de suivre l’évolution, tu peux profiter de conditions optimales.
L’an dernier les séracs tombaient sans arrêt, on avait ridé le Couturier et on avait vu 5 ou 6 chutes. Mais cette année c’était complètement stabilisé, il n’y avait même pas de dépôts en bas.
L’ambiance est assez incroyable, il y a tout : la pente et l’exposition, les séracs, les chutes de pierres, la neige béton d’un côté et qui décaille vite de l’autre, la pression du timing, c’est vraiment intense.

« Cette ligne, personne ne l’avait répété depuis Marco Siffredi en snowboard en 2000. »

Ça te fait quoi d’avoir réalisé cette descente : tu as coché un truc, envie de la refaire un jour ?

J’ai d’abord réalisé un rêve, peut être que j’y retournerai mais ce n’est pas d’actualité et il y a tellement d’autres lignes qui me font rêver, maintenant je vais me focaliser sur une autre.
Je pense qu’on reverra des skieurs dans le Cordier, peut-être pas tous les ans, mais maintenant qu’il y a eu une descente… Déjà 2 jours après nous Vivian Bruchez a pris un but car les conditions avaient changé, l’iso 0 était beaucoup remonté.

Le paradoxe de la pente raide c’est qu’elle finit toujours sur du plat. Il y a quoi dans ta liste du coup pour le futur ?

Oui j’avais jamais vu sous cet angle ! La liste est bien chargée, nombre de faces me font rêver, mais je vais continuer de skier sur cette Aiguille Verte, il reste encore trois descentes que je n’ai pas faites. Seul Jean-Marc Boivin a skié les 5 couloirs (le Whymper, le Couturier, le Cordier, le Nant Blanc et le Y), Marco il lui manquait le Y, personnellement il m’en reste trois, et c’est déjà un bel objectif, mais je ne suis pas pressé. Des lignes il y en a plein dans le massif, pas besoin d’aller au bout du monde. Après l’éperon de la Brenva l’an dernier, je regarde les lignes majeures qui ont été ouvertes mais jamais répétées sur la face italienne du Mont Blanc, comme la Sentinelle Rouge, ou le Grand Pilier d’Angle.

Pour terminer, tu préfères la pente ou la poudre ? Sachant que c’est rare d’avoir les deux…

Tout dépend avec qui je suis !  Mais j’ai un petit faible pour la pente quand même, et qui sait, avec un peu de chance il y a même moyen de skier une belle pente en poudre

 

propos recueillis par Mathieu Ros.

Articles associés


Blackcrows Film Festival


À la pêche en Alaska