Le ski par procuration

Texte par Johann Pellicot; visuels par Noki

Je me souviens de ma première rencontre avec Noki comme si c’était hier, c’était pourtant il y a plus de 10 ans, en 2010 ou 2011. Je venais de m’installer à Paris pour y travailler. Si j’avais été bon à l’école, j’aurais surement fait du latin, et si j’avais fait du latin, j’aurais surement su que la racine latine du mot “travail” est tripalium, et que tripalium signifie plus ou moins “torture”, et donc je ne serai surement pas resté vivre à Paris et donc je n’aurai pas pu vous raconter cette première rencontre avec mon pote Noki, ni l’histoire qui s’en suit.

Par l’intermédiaire d’amis communs, on s’est rencontrés dans un bar de Saint-Germain-des-Prés.

À l’époque, mes amis et moi mettions à profit notre temps libre et nos peu d’économies disponibles à nous entraîner au barathon, un sport de haut-niveau assez obscur consistant à enchaîner un maximum de bières dans un maximum de bars d’un quartier donné. Le grand vainqueur est tout simplement le dernier à tenir debout, soit celui qui a bu le plus grand nombre de bières dans le plus grand nombre de bars. Le mode de transfert entre deux bars est laissé libre aux participants.

A l’époque, la plupart de mes adversaires d’un soir choisissait la marche, privilégiant une pause bien méritée, propice à la camaraderie et aux blagues potaches. J’étais pour ma part adepte du transfert en vélo, l’occasion de tester ma condition physique dans des conditions extrêmes et l’opportunité d’arriver au bar suivant avec un peu d’avance sur le reste du groupe, histoire d’humer l’ambiance et de m’assurer de la meilleure place au comptoir.

Ce soir-là, pour la première fois depuis mes débuts dans la discipline, nous étions deux à pédaler : Noki et moi.

Certes, nous pédalions tous deux, mais pas vraiment vers les mêmes horizons. Si mes souvenirs sont exacts, je devais porter ce jour-là un costume gris, des chaussures noires à bout plus ou moins carré et une mallette censée démontrer ma capacité à accéder à un meilleur salaire, plus de responsabilités et une épargne retraite avantageuse.

Noki, lui, avait du style. Bonnet vissé sur la tête, jean large, paire de sleepers usées, et skate accroché au sac à dos.

Du peu que je lui avais parlé, j’avais compris qu’il réalisait des vidéos et qu’il réfléchirait à sa retraite un autre jour. La différence entre Noki et moi ne s’arrêtait – malheureusement pour moi – pas là. Il ridait un vélo fixie qu’il avait plus ou moins bricolé de ses propres mains, je pédalais bourgeoisement sur un vélo hollandais flambant neuf que je m’étais fait offrir par ma copine pour mon vingt-cinquième anniversaire.

Nous étions donc là, tous deux alignés sur une même ligne de départ, prêts à concourir pour la plus grosse cuite de notre vie. Nous avions 500 ou peut-être 600 mètres à faire jusqu’à notre prochain objectif. Au début, j’ai essayé de suivre le rythme, mais Noki m’a distancé en deux tours de pédaliers. Au loin, je l’ai vu se fendre d’un skid des plus spectaculaires, s’arrêter au feu rouge et m’attendre pour traverser le gros axe qui nous séparait du prochain bar.

Il commençait à me saouler le membre honoraire de la brigade du style et du cool. Je me suis mis en danseuse et j’ai appuyé sur les pédales autant que je pouvais – tant pis si l’entrejambe de mon costume craquait, aucun fashion faux-pas n’était éliminatoire pour le barathon de toute manière. Ma monture a très vite atteint sa vitesse maximale, je suis passé devant Noki en le frôlant et me suis lancé dans un slalom entre les voitures qui venaient de gauche comme de droite, je criais des onomatopées du genre « Woooooooouhou », je me suis fait insulter, klaxonner, il y a eu deux trois crissements de pneus, mais j’ai fini par passer sans diminuer le rythme, et c’est moi, finalement, qui ait attendu Noki de l’autre côté.

Il m’a traité de ouf, on s’est marrés et on est devenu instantanément potes – enfin je crois.

Vous l’aurez compris, dans une ville-monde comme Paris, je n’avais pas grand-chose pour me démarquer de la masse inconsistante, mise à part une certaine capacité à prendre des risques immodérés en vélo et le fait d’avoir été, dans ma jeunesse, un skieur de niveau correct. Dès que la neige tombait, je dépensais l’argent que je ne mettais pas à tenter désespérément de remporter un barathon dans des billets de train pour rejoindre mes potes faire du ski de rando.Avant de devenir complètement l’ombre de moi-même, j’ai quand même fini par m’imposer une pause avec les costumes gris, les mallettes et les chaussures noires à bout carré;  j’ai pris une saison pour skier. Une vieille bagnole, trois paires de ski et quelques économies : je m’étais mis en tête de visiter un maximum de stations des Alpes françaises et européennes. Je passerai la plupart de mon temps seul afin de me reconnecter avec moi-même, mère nature et toutes ces conneries ; ma meuf et des potes me rejoindraient de temps en temps pour partager quelques bons moments et juger si mon état mental restait satisfaisant.

Et devinez, quel a été le premier à m’appeler ? Ce bon vieux Noki. Je ne savais même pas qu’il savait skier, toujours est-il qu’il a débarqué avec une tenue très stylée et une paire de ski rose fluo à chevrons du plus bel effet. C’était l’un des premiers jours de la saison, des tonnes de neige venaient de tomber aux Arcs. À la première rotation, j’ai compris pourquoi je ne savais pas qu’il savait skier :  il ne savait pas skier. Vu comme ses jambes étaient raides, je me demandais bien comment il faisait pour ne pas faire une pause à chaque courbe, mais le mec avait la foi des nouveaux convertis, on a enchainé toute la journée à s’en mettre plein le nez.

Fin de cette même saison, revoilà Noki. Il va chausser les peaux pour la première fois de sa vie dans les Dolomites italiennes. À la montée, il y a encore du boulot mais à la descente, ce n’est plus le même homme. Quand je me suis étonné de ses progrès, il a mystérieusement évoqué le fait qu’il avait passé « pas mal de temps à skier ». On a remis ça plus ou moins chaque année et, si sa paire de ski rose restait identique, sa technique évoluait super positivement. Noki a fini par m’avouer que, depuis notre première session,  l’hiver il dormait désormais avec ses planches et ridait plus qu’un ski bum et un pisteur réunis.

Chaque année, c’était un peu la surenchère. Noki ne se contentait plus d’accumuler les jours de ski, il multipliait aussi les destinations. Mais, pensais-je naïvement : « l’affaire suit son cours tranquillement, j’ai de la marge, Noki oublie qu’on ne devient pas un puriste du ski à coup de kilomètres en bagnole et de quelques bonnes traces en Italie ou en Slovénie. »

Mais lui, il s’en foutait de mon complexe de supériorité… En décembre 2022, je lui ai envoyé un message comme cela arrivait une ou deux fois par saison : “Cham’ fin décembre ?”.

Sa réponse a été sans appel : « Sorry, deux mois au Japon pour rider ahaha ». Que lui écrire d’autre que « Hey génial, profite » tout en pensant « Va crever, connard ».

Faut dire que ça fait un bail que j’ai repris le cours de ma vie « normale », les barathons et les costumes gris en moins, un vélo électrique, une boîte de conseil et deux enfants en plus. Au moment où j’ai reçu ce message, je devais être en train de faire une compote pomme-poire – ma spécialité – ou parler avec ma femme de l’organisation d’une prochaine cousinade. J’ai rapidement fait le point avec moi-même : il n’y avait plus guère que les sushis qui auraient pu nous réunir, Noki et moi. Mais les boules de riz surmontées d’un morceau de saumon mal découpé que j’ingurgite deux fois par semaine pour 9,95 euros – menu T6 avec soupe et accompagnements à volonté, seraient, j’imagine, réduire l’expérience du Japon en hiver à bien peu de choses.

En France, la neige a fini par tomber, j’ai réussi à m’échapper pour godiller quelques jours à Chamonix, puis en Vanoise. J’avais presque réussi à oublier Noki jusqu’à un jour de mi-janvier où il m’envoie une série d’une vingtaine de photos : Noki en kimono, Noki dans la pow, Noki mange des sushis – pas ceux du menu T6 du coup, Noki dans la pow,  Noki dans un bain chaud, Noki dans la pow et ainsi de suite. Aucune mise en contexte, rien. Et puis dix minutes plus tard, la capture d’écran d’un post de la Chaîne météo intitulé « Vague de froid exceptionnelle au Japon » avec quatre mots soulignés par un trait rose dégueulasse – tu sais celui qu’on trace avec le doigts sur son écran de téléphone  : « localement 6 mètres de neige ».

Cette fois-ci, je n’ai pas eu la force de répondre. A cet instant précis, j’ai fini par comprendre que rien n’était jamais acquis : Noki avait fini par me piquer le ski.

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