Arménie : voyage en particule

À l’arrivée du printemps, mon ami Mkhitar Mkhitaryan, arménien de son espèce et montagnard aguerri, m’a sommé de venir le rejoindre au pays. Il y avait de bonnes conditions en montagne et nous pourrions profiter pendant une dizaine de jours de la poudre capricieuse du Petit Caucase et des joyeuses tavernes d’Erevan. Il n’a pas mis longtemps à me convaincre tellement ce pays m’est cher. Mon épouse, comme souvent quand il s’agit de voyage, m’a donné le feu vert. Alors je suis parti. 

Une civilisation extraordinaire 

L’Arménie est la réminiscence squelettique d’un ancien empire devenu un fragment géographique sous la poussée de ses voisins turc et azerbaïdjanais. Portion encore récemment entamée par la perte du Haut-Karabar, comme si la volonté de ses deux puissants voisins était la disparition effective de cette mémoire d’une civilisation extraordinaire. L’Arménie est un pays en sursis et sa population possède l’acuité des sursitaires. Celle-ci se manifeste par une intransigeante capacité au bonheur car nul ne sait de quoi demain sera fait. 

Il ne s’agit pas d’un bonheur exacerbé. C’est un bonheur tacite et rêche. Il se manifeste entre les murs quand le malheur se tient à distance et que les grands-mères préparent le khash. J’ai été plusieurs fois invité par Mkhitar dans sa famille ou chez ses amis et à chaque fois l’accueil était majestueux et universel. J’ai ressenti quelque chose de similaire dans d’autres pays d’Orient, notamment en Iran où femmes et hommes sont rarement séparés une fois les portes closes. Mais ici, en Arménie, avec ce peuple qui a pris tant de coups, la joie est aussi tangible qu’elle est fragile. C’est une joie à toute épreuve, gravée dans les cœurs, ces cœurs dans lequel bât une mémoire séculaire. 

Une fois sur place, les conditions nous imposent de prendre de l’altitude, ce sera donc le mont Aragats, la plus haute montagne de la République d’Arménie fondée en 1918 – à ne pas confondre avec le mont Ararat, aujourd’hui située en Turquie, le mont sacré, aussi appelé Massis en Arménien, Hellène et Hébreux et qui domine de ses 5 000 mètres tout le haut plateau arménien telle la cicatrice d’une civilisation qui remonte au IIIe millénaire avant notre ère. Il y a en effet des raisons de croire que l’Arménie trouve ses racines dans une nation qui a côtoyé la période de l’Ancien Empire égyptien et la construction des premières pyramide et dont Haïk, son fondateur, serait un descendant de Noé. On baigne dans un terreau de légendes vieilles comme le monde dans ce pays d’une richesse culturelle antédiluvienne. 

Les particules de rayons cosmiques 

Le mont Aragats est un volcan éteint avec plusieurs petits sommets qui entourent feu le cratère, le sommet est, 3 916 mètres, le sommet sud, 3 879 mètres, le sommet ouest, 4 080 mètres et le sommet nord, 4 095 mètres. Mais avant d’atteindre cette jolie montagne, relativement peu éloignée d’Erevan, il faut se garer sur une route enneigée, mettre les peaux et parcourir des kilomètres de faux plat pour finalement prendre de l’altitude et rejoindre une station scientifique à environ 3 200 mètres. L’avantage, c’est que l’on peut suivre la ligne électrique qui court jusqu’à la station. En l’occurrence, dans une purée de pois caucasien, ce fil d’Ariane nous est précieux. Finalement, nous apercevons les premiers bâtiments et pénétrons ce lieu inouï. Tel un monde englouti dans les glaces avec ses bâtisses disparates réunies au bord d’un lac gelé, son grand bâtiment central et ses nuées d’étranges capteurs disséminés aux alentours, la base s’offre à nous. 

©JAG

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On navigue jusqu’à la porte, miraculeusement ouverte, du bâtiment central pour pénétrer dans un vaste hall avec un grand escalier jumeau. Une nouvelle porte ouvre sur une grande salle à manger chauffée à la soviétique avec, au premier plan une dame qui regarde la télévision en fumant des cigarettes et en mangeant des chocolats, puis au second plan, une grande table à laquelle est assis un homme qui ressemble étrangement à Gary Kasparov et, derrière lui, un portrait au crayon d’Einstein. Il s’avérera que ce sont deux des trois scientifiques qui vivent ici plusieurs mois d’affilée. Ils nous offrent chaleureusement du thé, tout heureux de rompre quelques instants la monotonie des jours semblables. Nous sortons nos délicieux pains lavash accompagnés d’herbes aromatiques et de fromage. C’est simple le bonheur.  

Mkhitar m’explique que nous sommes dans un laboratoire de recherche sur les particules de rayons cosmiques. Auparavant fleuron de la recherche soviétique, la base a pris un coup lors du démantèlement de l’URSS. Elle survit néanmoins avec quelques scientifiques qui continuent les recherches et gardent le navire pendant les longs mois d’hiver. Il m’informe que sous nos pieds se trouve un immense lieu de recherche aujourd’hui à l’abandon enfouit à des dizaines de mètres de profondeur. Quand on me parle d’ondes cosmiques et de laboratoire secret des années 1980, et ce en pleine ascension d’un volcan, je confirme que le ski de randonnée mène à tout. 

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Une fois réchauffés et rassasiés, il nous faut malheureusement repartir. Nous saluons nos hôtes pour partir vers le sommet du cratère. Le ciel est changeant. Vent et tempête font soudain place à de jolies éclaircies avant de redevenir sombre et pluvieux sous une danse de nuage dantesque. Quelques heures de montée et nous rejoignons le col qui sépare les sommets ouest et nord. Après un round d’observation sur l’état du manteau, nous décidons de skier l’un des petits couloirs en face nord qui s’évasent sur de belles combes où l’on peut skier dans un chassé-croisé en jouant avec le relief. Le lieu est magnifique. On suit de longs bancs de neige qui se jettent dans de petits canyons tels de longs doigts déployés à travers les prairies sauvages. 

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On finit par déchausser pour rejoindre un chemin jusqu’au premier village. Un ensemble de bâtisses grises entourées de petits enclos pour les bêtes. Mkhitar a appelé un pote qui accepte de venir nous chercher d’ici 2 heures. On décide de tuer le temps et de nous allonger sur l’herbe accueillante d’une plantation de jeunes conifères. On met toutes nos fringues pour rester au chaud à mesure que le crépuscule gagne. Dégustant des chocolats, des fruits séchés et des noix tandis qu’une douce torpeur nous gagne. Plus loin au milieu du champ, il y a un gros rocher posé là tout seul. Il est constellé de trous qui peuvent paraître symétriques. Il semble avoir vécu quelque chose. La magie des ondes antiques continue. 

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Heureuse rencontre 

De retour en ville, nous passons quelques jours à écumer la ville. Un groupe de sept Françaises est de passage. J’en connais quelques-unes, dont les Chamoniardes Clio Di Giovanni, Oona Skari-Duroy et Layla Jean-Kerley, la compagne de Bruno Compagnet, venu documenter cette escapade purement féminine. On se retrouve en ville. On boit du vin arménien et dégustons quelques spécialités du pays. Elles sont ravies de leur voyage mais les températures n’ont pas facilité leurs désirs de belle neige. Durant leur séjour, elles sont également montées à la station des ondes cosmiques. Cependant, le mauvais temps les a contraints à redescendre sans avoir pu rejoindre les sommets du cratère. On décide de repartir là-haut ensemble. Les dernières chutes de neige, les perspectives d’éclaircies et les conseils d’itinéraires de Mkhitar les convainquent de refaire une tentative. Seulement quatre d’entre elles seront du voyage, les trois susnommées et une quatrième Chamoniarde, Mathilde Mounier. Les trois autres, Constance, Louise et Eugénie doivent repartir pour assumer leurs obligations en France 

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On se retrouve le lendemain au bout de la même route enneigée et nous voilà repartis pour ces énièmes kilomètres de faux plat accompagnés de quatre joyeuses compagnes de route. Une fois la bavante passée, nous retrouvons avec émerveillement ce lieu improbable. Nous avons à nouveau l’opportunité de boire un thé et de nous restaurer. Cette fois, le double de Kasparov devient beaucoup plus intéressé par notre présence. Il est vrai que pour les hommes, les femmes partagent de nombreux mystères avec les ondes cosmiques. Malheureusement, nous devons repartir et quitter ce chaleureux refuge par un vent à décorner les skieurs les plus téméraires. Nous avançons péniblement en direction du sommet ouest en luttant contre les rafales. Dans ces conditions, l’expérience se pimente et nous arrivons au sommet heureux comme des conquérants de l’inutile. Après quelques photos au cours de la descente, nos routes se séparent. Les filles repartent illico car elles décollent tôt le lendemain. Nous décidons avec Mkhitar de remonter vers le sommet sud pour profiter d’une très belle poudreuse. Évidemment, une fois montés, les nuages se resserrent et nous devons naviguer à l’aveugle pour retrouver, avec soulagement, la base scientifique. Puis, suivant le fil des lignes électriques, nous glissons avec bonheur à travers ces kilomètres de faux plats devenus descendants jusqu’à notre véhicule. 

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©Layla Kerley

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Je reste encore quelques jours avec Mkhitar. Nous ferons de nouvelles tentatives de randonnées sur les magnifiques montagnes de Teksar où il a racheté une ferme et des terrains pour bâtir un gîte, mais la météo, trop chaude en cette fin de saison, nous contraint à la retraite. Alors nous irons en ville boire du vin géorgien et arménien dans de petites tavernes en sous-sol pour écouter des groupes locaux chanter leur amour de leur pays, car rien ne vaut la chaleur humaine et la joie quand le ciel menace sans cesse de vous tomber sur la tête. 

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texte et photos par JAG

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