Dépucelage à la népalaise

Novembre 2016, Népal, vallée du Khumbu. Une équipe composée de trois guides veut tenter la première descente à skis de la face sud-ouest du Pumori (7 164 m) : Erin Smart, Américaine, Paul Bonhomme, Néerlandais, et moi-même, gravarot d’adoption. Malgré une préparation sérieuse et une météo exceptionnelle, notre trio revient bredouille mais, étonnamment, entier. Récit d’un (beau) but.

Article paru dans Vertical Magazine N° 61

C’est un projet de longue haleine pour Paul. « Juin 2008… Jean-Noël Urban disparaît dans une crevasse au milieu du massif des Gasherbrum, Pakistan. C’ était avec lui que je partais depuis trois ans en expédition, c’était avec lui que mon frère tomba non loin de là en 1998. Automne 2008, j’appelle Nicolas Brun, l’autre compère des expéditions de Jean-No. Nous sommes à la recherche d’un projet pour lui rendre hommage. Sur ce, je commence à chercher des faces à descendre à skis, forcément au Népal pour ne pas rappeler à Nico l’horreur de la disparition qu’il avait vécue directement en étant aux côtés de Jean-No au Gasherbrum. Quelques mois plus tard, plusieurs propositions sous le bras, je pars voir Nico à Serre-Chevalier. Entre le Pumori et l’Himlung Himal, nous nous déciderons cette année-là pour l’Himlung.

Automne 2009 donc, en compagnie de Nicolas Brun, nous signons la première descente intégrale de l’Himlung Himal du sommet au camp de base en une petite dizaine de jours.

2011… la face sud-ouest du Pumori que nous avions délaissée trotte toujours dans un coin de ma tête. Je rebranche Nico sur le projet et bingo, il accepte ! Ce coup-ci, nous voulons faire partager le trek à des amis, nous partirons donc jusqu’au camp de base à cinq. Le froid au camp de base et les difficultés rencontrées pour trouver l’accès à la face nous laisseront repartir bredouille, sans même avoir mis les skis aux pieds. Par contre l’expérience sera unique pour nos amis et les marquera à vie. »

2016, Paul veut repartir, faire quelque chose. Il vient de poser sa démission au bureau directeur du SNGM et veut bouger. Il veut retourner au Népal pour voir l’étendue de la catastrophe de 2015. Après quelques interrogations sur une possible expédition en solo, Paul me contacte. Nous nous sommes rencontrés il y a trois ans lors d’une table ronde sur l’évolution du métier de guide. Puis une deuxième fois au Piolet d’Or où nous avions fumé des clopes et éclusé quelques litres de breuvage en refaisant le monde. Clairement nous n’avons rien fait en montagne ensemble. Il m’ explique le projet. C’ est tentant mais ça fait peur ! La face de 1 300 m semble pencher à plus de 45° de moyenne ! Je lui explique que ma compagne pourrait être intéressée par le projet. Quelques mails et coups de téléphone plus tard nous achetons nos billets direction Katmandou. Pumori 2016 est lancé !

1er novembre nous débarquons au Népal. Paul en est à son neuvième voyage au pays de Bouddha, pour Erin et moi c’est la découverte et les hallucinations qui vont avec. Quel pays ! Nous avons suivi les conseils du local de l’étape en prenant une agence pour tout organiser. Et heureusement car sinon l’expédition se serait arrêtée à Katmandou. La veille du vol pour Lukla un étrange concours de circonstances pour trois alcooliques anonymes nous a conduits à nous coucher dans un état second à 3 h 30 du matin alors que nous devions quitter l’hôtel à 5 h… Grâce à l’agence qui est presque venue nous réveiller au lit, nous nous sommes retrouvés catapultés en moins de deux heures dans un avion s’approchant d’une piste semblant se dresser verticalement face au cockpit. Bienvenue à l’aéroport Tenzing-Hillary, un des aéroports les plus dangereux au monde. Les Népalais que nous rencontrons nous remettent les idées en place : entre le tremblement de terre, la « disparition » de l’argent des ONG, le blocus indien, la baisse de plus de 40 % du tourisme en 2015… Ils gardent pourtant le sourire : « On s’ entraide, en famille, entre villageois, l’ agence nous a aidés un peu aussi, on reconstruit doucement… on a de la chance, personne n’est mort chez nous… » Nous sommes dans la région du Sulu Khumbu bien moins touchée que le Langtang où des villages entiers ont disparu. Et en effet, rien n’a changé dans le comportement des Népalais, prévenants, généreux, heureux… ils regardent juste un peu plus les pentes qui pourraient leur tomber dessus, ils tendent juste un peu plus l’oreille dès qu’un grondement suspect se fait entendre…

Entrer dans la vallée du Khumbu c’est un peu comme ouvrir la moitié de ma bibliothèque. Ama Dablam, Everest, Nuptse, Lhotse, Baruntse, Cholatse… Ils sont là et leurs histoires fantastiques reviennent à ma mémoire. Je rêve en marchant. Ici Jeff Lowe a passé neuf jours en hiver et quelques années auparavant des Français avaient eu de sérieux ennuis pour la première ascension d’un sommet sacré comme le Taboche. Chaque face à son histoire et elle est forcément mythique. Dans cette même vallée c’est près de cinq cents touristes qui entrent tous les jours. Le tourisme va mieux cette année. Comme en 2011 Paul attrape la crève lors du trek. Les soirées sont ponctuées par nos parties de rami et les inhalations aux huiles essentielles. Ça commence fort… Après sept jours et un dernier repas dans un lodge de Gorak Shep (5 164 m), nous nous dirigeons comme des zombies dans l’optique de trouver une place pour le camp de base. Je suis tellement mal que je me fais doubler par les yacks et n’arrive pas à les suivre…

Quelque deux cent cinquante mètres plus haut un magnifique lac recouvert de glace s’offre à nous. Malgré une altitude presque trop élevée pour un camp de base c’est l’endroit rêvé. Nous installons le camp avec Bhim (cuisinier) et Ram Sharan (aide cuistot). Le temps que l’on monte deux tentes ils en ont installé trois, creusé un trou pour les WC, fait chauffer de l’eau et servi le thé avec des petits gâteaux. Ces deux-là ne vont faire que nous impressionner par leur gentillesse, leur professionnalisme et le sourire qu’ils ont tous les matins malgré le froid, l’ altitude et les différentes maladies qu’ ils vont enchaîner tout au long de l’expédition. Avant même la fin de ce récit je tiens vraiment à les remercier du fond du cœur, sans eux pas d’expédition. Après quelques jours nous montons en direction de la face pour trouver un emplacement pour le camp 1. Paul raconte : « On est chargés (entre 25 et 35 kilos) et j’ ai plein de doutes sur l’ accès. En 2011 nous avions fait demi-tour au pied d’une grande zone barrée de séracs. Heureusement, mes suppositions sont bonnes : ça passe à gauche du glacier qui barre l’accès à la pente, on trouve même un vieux piton laissé là certainement par Ueli Steck qui a déjà fait la face deux fois. » Cette montée est une des plus laborieuses de ma vie. Je ne suis pas encore acclimaté et clairement c’est la guerre dans mon corps. Rien ne va plus. Difficilement nous nous hissons à moins de deux cents mètres heure vers un replat du glacier.

Samedi 12 novembre, le camp 1 est monté à 5 800 m sur la rive droite du glacier. Erin est bien malade et nous avons déjà donné nos antibiotiques à Bhim qui était au plus mal au camp de base. Paul et moi avons la tête proche de l’explosion. Lentement nous cherchons un accès au pied de la face depuis le camp avancé. C’est un champ de crevasses mais pas comme ceux que l’on peut trouver en Europe. Ici tout est surdimensionné quand on parle de montagne, glacier et crevasse. Avec beaucoup de chance et un peu de flair nous trouvons la sortie du labyrinthe aux alentours de 6 000 m.

On redescend dans la foulée jusqu’au camp de base : les corps sont bien éprouvés par la mauvaise nuit et le portage de la veille, il faut que l’on se repose. Mais voilà, à 5 400 m, même si on ne fait rien, le repos est relatif surtout avec des restes de crève pour Erin et Paul. Une fenêtre météo se profile pourtant rapidement entre deux passages du courant-jet (en anglais jet-stream, forts vents en altitude) : ce sera pour le vendredi 18 ou le samedi 19 novembre.

La montée au camp 1 le jeudi 17 n’a rien à voir : les sacs sont légers et les six jours d’acclimatation ont tout de même fait leur effet. De 5 heures 30, l’étape camp de base au camp 1 est avalée en 2 heures 30 ! On a l’impression que le beau temps sera de la partie demain. Michael, notre routeur météo, nous annonce que le créneau est d’une journée, après le jet-stream pointera son nez et avec lui baisse des températures et vents violents en altitude. Ce sera donc pour le vendredi. Pour le lendemain, en se basant sur l’expérience passée de Paul, nous décidons un départ à 5 h du matin, juste une heure avant le lever du soleil pour ne pas trop geler. J’estime à huit heures la montée de 1 300 m et de quatre à cinq heures la descente, si on est en forme. Mais voilà, on n’est pas en forme malgré ce que l’on croit, et la face est plus raide que ce que nous avions estimé. Je n’ai pas bien dormi et ai vomi le petit-déjeuner à peine sorti du camp. Le jet-stream aurait-il de l’avance ? Ça caille ! Paul a l’air en forme et n’a pas froid aux pieds toutefois il avance peut-être un peu trop vite dès le départ. Le timing décidé ne nous laisse pas beaucoup de marge et dès que la face prendra le soleil, cela deviendra de plus en plus dangereux. Il faut donc avancer.

Peu après le passage de la rimaye, la première décision tombe. Je hurle : « Paul ! Avec Erin on fait demi-tour ! » J’ai vomi et Erin est malade. Une fois dans la face, le fait de pouvoir tracter un peu avec les bras je me sens beaucoup mieux mais Erin ne sent plus ses pieds. Nous avions décidé tous les deux au préalable que si l’un de nous deux voulait redescendre, l’autre suivrait pour plus de sécurité. Erin me dit que si je veux continuer je peux mais je sais que notre objectif de skier la face est impossible avec les conditions, la neige se transformant en glace. De plus en recalculant rapidement notre horaire je sais que ça va être serré pour ne pas se retrouver dans la face en plein soleil au milieu de l’après-midi. Je préfère accompagner Erin vers le bas. Nous chaussons quand même les skis à la rimaye et skions ce qui est toujours la pire neige/glace de notre vie. Je passerai l’après-midi dans la tente avec les jumelles regardant Paul évoluer vers le sommet et me demandant sérieusement si je vais le revoir. Je lui laisse la parole pour tout vous raconter.

« Me voilà seul dans cette immense face sud-ouest, mille mètres de haut pour autant de large… Je ne vois plus mes amis. J’avance pourtant, pointes avant obligatoires : la neige exposée à l’ouest est glacée au contraire de celle exposée à l’est qui ressemble à du sucre… Je préfère l’ouest même si mes mollets reçoivent plus. Putain c’est vraiment plus raide que prévu ! À part quelques courtes portions aux alentours de 40°, la moyenne de la pente est plutôt à 45° avec, à chaque traversée de flutes de glace, des passages à 50° voire plus dans de la neige bien pourrie.

Je pense à mon pote Alain Duclos : euh Alain, sur ce coup-ci je ne chercherai pas la couche fragile hein, tu m’en voudras pas ? La grande traversée au-dessus des ice flutes vers 6 500 m se passe plutôt bien. Je me détends et j’arrive même de temps en temps à me remettre en dix pointes pour me reposer un peu. Mais voilà : cette traversée se termine vers 6 600 m par une vingtaine de mètres de glace vive aux alentours de 80° et un passage entre des rochers ou le sucre monte jusqu’aux genoux. Skis sur le dos, je finis ces cinquante mètres bien rincé, autant physiquement que moralement. Et dire qu’il faudra repasser dans l’autre sens !

6 600 m : je fais une pause, je filme un court moment. Je peux voir le camp de base, la haute vallée du Khumbu, Lobuche, je peux voir la vie en bas. Mon cœur est cool, ma tête va bien et je suis lucide. Je continue, je suis encore dans les temps, il est 9 h et, si tout va bien, à 10 h je suis à l’épaule avant les pentes terminales moins raides.

Je repars… dix mètres plus haut je m’arrête : y’a plus rien dans la machine ou quoi ?! Un sentiment bizarre commence à s’insinuer dans mon crâne, tout va bien et pourtant je n’avance plus. Merde, après tout l’ entraînement de l’ été et de l’ automne, c’ est la machine qui va dire stop ? Je continue, j’ ai confiance en la machine… de dix mètres en dix mètres puis de cinq en cinq. L’heure tourne, 10 h, j’ai fait cent mètres en plus de trente minutes et je suis fracassé : ça ne va plus ! Je commence à être hors temps et en plus il fait chaud : j’enlève ma doudoune, les gants. Quelques glaçons me tombent dessus, il faut que je prenne une décision là ! J’ai l’impression que l’impasse n’est pas loin.

Dix minutes plus tard, après quelques gorgées de thé, c’est décidé : je descends. Trois pas vers le bas, j’ai l’impression que la machine a repris, j’essaye une ultime fois de monter : non, elle a décidé de descendre, ne fais pas le con !

Je descends.

Quelques dizaines de mètres plus bas, je me rends compte de mon épuisement : je n’avance pas ! « Nom de Dieu ! » Je descends mais au ralenti ! Pointes avant, en marche arrière, faut que je fasse gaffe au moindre de mes appuis. Je suis hyper concentré, si je dévisse, c’est mille mètres de chute libre sans parachute. Une demi-heure plus tard, j’arrive de nouveau au passage foireux. Une pause avant, trois pas, quatre coups de piolet dans la glace vive, je souffle comme un bœuf, j’ai bien fait de descendre : ça va me prendre du temps cette connerie ! Altitude 6 500 m… ça va un peu mieux. Je décide de mettre les skis : les flutes de glace en face est sont vraiment sans consistance et je serais plus à l’aise avec les skis aux pieds, en tout cas c’est ce que je pense.

J’accroche mon sac à un de mes piolets, je me vache à l’ autre et, doucement, je mets l’ un après l’ autre mes skis dans cette pente à 45-50°. Une minuscule plateforme de 40 par 30 centimètres avec l’avant et l’arrière des skis dans le vide, entre 15 et 20 minutes pour chausser : un record ! Je bloque les fixations et pousse doucement sur le bâton aval (j’ai le piolet dans l’autre main), surtout ne pas se faire surprendre ! La neige est dure, très dure. Des alvéoles de glace sur le dessus, le grip est suffisant pour traverser mais ça me bousille les jambes, j’ai vraiment plus de jus. Quatre minutes d’une traversée hyper éprouvante plus tard, c’est décidé : j’arrête mes conneries ! Le moindre virage serait suicidaire.

15 minutes de manipulations plus tard me revoilà avec les skis sur le dos et les crampons aux pieds. Et tant pis pour la neige de merde, je vais essayer de l’éviter le plus possible, c’est tout ! Je continue la descente comme ça, péniblement, en essayant de me souvenir de mon itinéraire de montée dans ce vaste champ de neige qui n’a rien laissé comme traces. Je descends, tous les pas sont éprouvants tant la neige est pénible et l’erreur impossible, je descends, trouve enfin les traces mieux marquées par le passage d’Erin et Benj’, je descends, je passe la rimaye : c’est fini.

Encore un bon quart d’heure à batailler pour remettre mes skis sur un faux plat : je suis épuisé. Je mettrai encore plus d’une demi-heure à rejoindre le camp 1 en skis à l’arrache, tombant deux fois tant mes jambes ne maîtrisaient plus rien.

Camp 1 : Erin et Benj’ m’attendaient avant de descendre au camp de base, je suis content, j’avais envie de descendre aussi… mais pas tout seul ! J’embarque le minimum et on file au camp de base. Je suis crevé mais heureux.

Sur ce coup, je n’ai pas fait de tricot. Je suis allé le plus loin possible sur le chemin de mon rêve, autant physiquement que moralement, j’ai essayé jusqu’au plus près de la rupture et maintenant j’ai une certitude : cette face n’est pas près d’être skiée ! En tout cas « by fair means » comme on dit : sans hélico, sans oxygène, en remontant avant de descendre, etc. Il faudra un « Steck-Lécluse » (Ueli Steck – Rémy Lécluse), avec des conditions exceptionnelles, au minimum.

Alors je laisse mon rêve à d’autres qui essaieront, et réussiront peut-être un jour à descendre cette face exceptionnellement belle et logique, l’une des plus belles faces du monde à mon avis. Parce que c’est ce qu’on fait là-haut, qu’on réussisse ou pas, on reste juste des semeurs de rêves… pour d’autres qui rêveront à leur tour.
C’est ce que nous avons fait au Pumori, c’est ce que j’essaye de faire au quotidien. Juste rester en vie et continuer à rêver ! »

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